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Le festival occitan de Saint-Juéry (81)

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SaintJueryFestivalOccitan

 

L’occitanisme, un art modeste ?

 

Fort dépité par la mort de La Setmana, l’unique hebdomadaire papier en occitan que nous avions (voir mon dernier billet), j’ai trouvé une raison de ne pas tout à fait désespérer en me rendant, alors que je séjournais à Albi, au « festival occitan » de Saint-Juéry (la ville des aciéries du Saut-du-Tarn, près d'Albi), qui s’est déroulé les 3 et 4 août derniers, au coeur de la canicule. Certes il n’y avait pas foule, l’événement était même un peu trop modeste et confidentiel, mais j’ai trouvé la formule très intéressante, loin de l’agitation de l’Estivada ruthénoise et surtout à portée d’un public qui, en fait, pourrait être beaucoup plus large si l’information parvenait vraiment à passer. La Ville de Saint-Juéry, mais en fait ses partenaires associatifs, le CCOA (le Centre Culturel Occitan de l’Albigeois) et Radio Albigés, avait joué la carte de l’éclectisme : production des ateliers chants et théâtre du CCOA, groupe folklorique en costume « à l’ancienne », bal òc en soirée, animation radio, restauration sur place, musique occitane actuelle, etc. ceci en investissant différents lieux selon les temps du programme ; rues de la ville, jardin public (le Parc Mitterand), salle de concert (cinélux)... Cet éclectisme et ces déplacements permettent de toucher différents publics, pas forcément habitués des événements occitanistes.

J’ai assistéà la caniculaire soirée du 3 août, participant au petit repas sur le pouce dans la cours du Cinélux, bien sympathique pour les échanges, entre autres avec les musiciens qui allaient se produire, bien que, me concernant, la joie fut un peu ternie par le constat de la persistance (je l’avais déjà noté par le passé) d’un discours anticatalaniste stéréotypé et non informé de la part de certains acteurs de l’occitanisme culturel local. Mais es aital, les préjugés sont tenaces, entretenus par des médias francophones, dont visiblement les occitanistes sont hélas parfois tributaires comme les autres (voir ici : Halte au péril catalan !).

Après quoi se sont produits deux excellents groupes de nouvelle musique occitane, que je voyais in vivo pour la première fois : Uèi et Feràmia. Les quatre chanteurs et musiciens d’Uèi (« Aujourd’hui », mais par homophonie en provençal aussi « œil » : « uelh ») m’ont apparu d’emblée fortement influencés par le Còr de la Plana ; en fait les fondateurs du groupe, Rodin Kaufmann et Denis Sampieri, en on longtemps fait partie (voir la très bonne page de présentation sur le site La Fabrica). Ils sont très remarquables, ne serait-ce que pour les qualités de voix dans les morceaux a capella (si vous ne connaissez déjà, écoutez donc toute affaire cessante La balada de Felis Galean e Noré Ciais texte sublime que l'on trouve sur le site du groupe Komred). Ils prennent comme base de la plupart de leurs pièces des mélodies traditionnelles occitanes, mais ils associent aux voix des percussions électroniques et de très beaux effets électro-acoustiques. Leurs textes sont volontiers lyriques et engagés et ils puisent librement dans le patrimoine poétique occitan (il faut écouter leur magnifique mise en musique du génial poème de Peir de Garros sur les soldats pilleurs, avec pour titre Manténguer Riòta). Feràmia (un beau mot occitan qui veut dire bête sauvage, furie, sauvagerie…), le second groupe, venu de Toulouse, réunit cinq musiciens vraiment excellents qui performent une musique très riche, sophistiquée même, pleine de rythmes et d’une remarquable énergie, quelque chose qui me fait penser au Jazz rock de ma jeunesse, mais entièrement réactualisé. Ils font le choix étonnant de refuser les instruments harmoniques (claviers, guitare. Voir à ce sujet à la très bonne page d’auto-présentation du groupe1) et laisse une bonne place à l’improvisation. Feràmia revisite le bestiaire fantastique et met en musique quelques poèmes occitans du siècle passé (Léon Corde, Robert Lafond…), mais porte aussi des textes originaux de Louis Pezet, le jeune chanteur du groupe, ex calandron de Castres, ludion sorti de sa boite, qui est vraiment très bon dans son rôle. Ses propres textes semblent très bien aussi (l’un notamment consacréà la tarasque). Je dis semble, car on est loin de tout saisir, dans ce feu d’artifice musical. Il n’y avait pas un monde fou, mais, outre les quelques jeunes aficionados qui connaissaient pour la plupart les musiciens et bouléguaient devant la scène, les spectateurs assis, d’un âge plus canonique et sans doute moins préparés, semblaient eux aussi enchantés.

J’ai dû m’éclipser avant le bal mené par Jòi orquèstrad et Trio d’òc qui complétait cette soirée, me demandant bien d’ailleurs comment les danseurs allaient pouvoir supporter les degrés celsius qu’ils allaient ajouter encore à l’étouffante chaleur ambiante.

Je suis revenu le lendemain assister à un partie des activités et spectacles de l’après-midi, à l’ombre du parc Mitterrand. J’y ai raté la pièçotte du grand Cayrou, Al dentiste, mais j’y ai vu et entendu Una marrida malautié(Une mauvaise maladie)2, courte pièce d’un magnifique comique, superbement interprétée par Los de Ròcaguda, la petite troupe de théâtre du centre occitan d’Albi. Ramonet est devenu d’un tempérament tyrannique et colérique et sa femme Justineta est la cible de toutes ses récriminations ; situation on le voit, ont ne peut plus réaliste. C’est par un stratagème remarquable que Totmedol (Toumédol, lit. « tout me fait mal ») le médecin (s’exprimant en bon français, comme son état l’exige), de mèche avec Justineta (Justinéto), parvient à adoucir le bonhomme Ramonet (Ramounet). Le couple infernal et drolatique, sujet à d’incessantes querelles ménagères (Jacouti et Catinou en était une géniale version), reste – on ne sait s’il faut en rire ou en pleurer – une figure toujours actuelle de la vie quotidienne, même si la langue des échanges familiaux, presque partout, est hélas passée dans la langue du docteur, d’où une certaine perte d’expressivité... D’ailleurs, il n’est pas rare qu’au cours des querelles de ménage que les haies des jardins ne parviennent pas àétouffer, l’on puisse entendre parfois encore quelques « macarels » et « putanièrs », que Cayrou, soucieux de conserver un certain decorum linguistique, évitait consciencieusement de formuler. En tout cas, le public, qui n’était certes pas de prime jeunesse, se régalait-il visiblement de suivre les dialogues hilarants, dans l’excellente langue, populaire et fleurie, du plus américain des Quercinois. Je suis parti au beau milieu de la prestation des Esclopets (le jeu de mots en « esclop »– sabot – et « éclopé » est savoureux), groupe de danse folklorique du village proche de Saint-Grégoire, en costumes « traditionnels » (guillemets de rigueur !). Je n’ai donc pas assistéà la lecture théâtrale de passages de Man Trobat (littéralement « ils m’ont trouvé », mais ainsi graphié c’est bien le « man » anglais qui est suggéré), roman picaresque d’Alem Surre-Garcia, mis en scène et en voix par Anne Cameron et Jean-Michel Hernandez du Chergui Théâtre. Le programme s’est conclu par l’incontournable bal òc animé par les deux groupes déjà mobilisés la veille (Jòi orquèstrad et Trio d’òc ).

J’ai voulu être quasi exhaustif dans mon compte-rendu pour montrer la diversité des spectacles et – comment dire ? – l’absence de tout ostracisme culturel de la programmation. Le temps de l’opposition entre l’occitanisme élitaire et une culture folklorisante et patoisante méprisée par celui-ci semble donc révolu. Cette ouverture est sans doute largement due à la personalité de Michel Tayac, qui avait déjà organisé un événement similaire l’an passé dans le village voisin des Avalats, où il vit et dont il est originaire. Cet occitaniste de très longue date (je le connaissais déjà en ma prime jeunesse à une époque où j’avais déjà failli sombrer dans l’occitanisme), comme il aime à le dire, exècre le dogmatisme militant et fait preuve d’un infatigable pragmatisme, au sens où il s’emploie à s’adapter à des publics qui, sans partager des convictions occitanistes, sont attachés à la langue ou sont attirés par tel ou tel aspect de la culture occitane (danses, chant, folklore…). Il va vers ces publics sans chercher, surtout pas, à leur donner des leçons d’idéologie. Lors d’une conversation que j’ai eu avec lui le 3 août, il m’a redit sa conviction, alors que je me livrais à des considérations pessimistes sur le mouvement. Par ces choix et visées pragmatiques, il s’est dit au-delà de tout optimisme (mais comment pourrait-on l’être?) et de tout pessimisme (mais comment ne l'être pas ?) et je l’ai trouvé, de ce point de vue, fort convaincant. Dans la crise actuelle, très profonde, que traverse l’occitanisme, ce type de position en tout cas, me semble l’une des seules viables.

 

Jean-Pierre Cavaillé

 

1 Quant aux influences, voilà celles que les musiciens eux-mêmes avouent sur leur site : « on pourra donc reconnaître l’influence de la musique ethiopienne, la puissance des instrus dub, des refrains aguicheurs, des rythmiques électro, ou encore l’influence de grands noms jazz américain, et on pourra même assister à une conférence de volatiles ».

2 Les pièces comique en un acte de Cairon méritent toujours d’être montées, elles sont proprement irrésistibles. On les trouve toutes dans l’édition de 1994 : Lo Catèt de Macaturas e autras òbras. Pròsas complètas. Teatre complèt. Causida poëtica, IEO, Seccion Antonin Perbòsc.


Andriu de Gavaudan : La Setmana post mortem

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Soi content de poder balhar a legir l'editorial post mortem d'Andriu de Gavaudan per la Setmana (de veser aquí mon pichon article sus la mòrt de l'unic setmanièr d'informacion en occitan, volguda per l'Ofici Public de la lenga Occitana OPLO). A la fin ai apondut tanben un autre tèxte de Gavaudan paregut sul Jornalet diumenc darrièr. E òc: calarèm pas!

 

cercueil

 

Editorial post mortem…

 Es totjorn interessant de veire lo monde de per dejós… Mas i pensam pas jamès dins la vida vidanta qu’avèm generalament las gents fàcia e fàcia.

Aviam una perspectiva diferenta quand èrem drollets que vesiam lo monde non pas de dejós mas d’en bas… Bon dieu ! Qu’aqueles adults èran grandasses mas res nos fasiá pas paur e aviam de vam e d’estrambòrd e l’inconsciéncia de la joinessa ; puèi, los ans an passat e l’equilibri s’es restablit. Los adults, avèm aprés a los conéisser e a saber que, a còps, podián èsser ipocrits o balhar lo còp de pè de l’ase.

Mas uèi, es lo primièr còp, e lo darrièr de segur, que los vesi d’en dejós, ajaçat dins la caissa e la caissa pel sòl.

Son venguts, d’après çò que compreni, per portar un darrièr messatge a la familha per que ne faga son profièch.

La familha es plan embestiada que los aviá pas convidats a l’enterrament mas, çaquelà, pòdon pas far un escandal en un jorn aital. Lor cal demorar dignes e mostrar pas tot l’amarum que los envasís.

Veire partir un dròlle de vint e tres ans es mai qu’una sofrença… lo desespèr de segur davant una mòrt tant injusta que seriá poguda èsser evitada… mas los mètges n’an decidit autrament.

An pensat que de contunhar a s’ocupar de ieu virariá a l’acarniment terapeutic e an considerat qu’èra melhor de o desbrancar tot…

La familha i teniá pas mas la familha Oplo ten a tota fòrça a far saber sa compassion per la familha de la defunta : La Setmana, la disián.

« Es un jorn funèste per tota nòstra comunitat de veire desaparéisser una jovenòta qu’aviá gaireben mai de tres còps sèt ans. Solide qu’auriá pogut far miranda benlèu se lo temps li èra estat balhat. Mas lo cors de la vida es crudèl e l’economia fa pas de sentiment.

Es lo còr pesuc e a regret qu’avèm degut interrompre lo tractament.

Mas l’ajuda financièra a un jornal occitan es pas remesa en causa e se, o esperam, doman, un autre espelís, nos trobarà a son costat per l’ajudar… »

L’emocion, non pas, lo mesprètz de la familha e dels legeires faguèt que En Oplo deguèt s’eissugar los escopits que veniá de recebre sus la cara…

E ieu, dins ma caissa, me risiái, un darrièr sorrire post mortem…

 

pcc la fantauma de La Setmana

Andriu de Gavaudan

 

 

La premsa preissa… pas tant qu’aquò !

Après la cessacion d’activitat de La Setmana, faguèri un Editorial post mortem— que passèt sus la tela, sul site del jornal defuntat — e, desempuèi, me soi calat… Pòt arribar, mas un mòrt es pas fach per se reviscolar ; un còp sepelit, o demòra ! Es possible que, dins qualques annadas, los que seràn pas estats lobotomizats conten, lo jornal en man per ne portar la pròva, l’istòria d’una utopia– utopia que durèt 23 ans çaquelà– assassinada, amb fòrça contravertats, per un organisme recent que sa tòca es d’ajudar a l’expression occitana dins totes los domenis…

L’OPLO – cal pas aver paur de lo nomenar – organizèt l’afar de man de mèstre.

Cal saber que los occitanistas del sègle xxi son pas d’arlèris coma los del sègle passat que militavan, creavan, fasián de muscia, fargavan de libres, de metòdes d’ensenhament, de diccionaris de lenga, etc. gaireben totjorn be-ne-vò-la-ment ; arribava a còps que damorèsse qualque moneda après una operacion, e, dins aquel cas, lo « benefici »èra tornat investit dins una autra operacion.

Non, los occitanistas d’uèi que se vòlen in, qu’acceptan las constrenchas del mercat, presican que cal pas mai un comportament aital que depen tròp sovent del bon voler de las institucions qu’autrejan las subvencions. Aqueles occitanistas dison que se cal comportar en professionals e que serà sonque aital que las causas avançaràn.

Per aquò far, per ajudar aqueles occitanistas novèls responsables e professionals, capables de comprene los enjòcs de nòstra societat e d’èstre pas mai de paures pescaluna, de colhons, qué ! un organisme  foguèt creat : aquel organisme es l’OPLO.

L’organigrama es eloquent : levat la directritz, ufanosa coma una piòta de conéisser pas la lenga, gatge de son imparcialitat, los autres son de monde que coneisson la lenga e que son pagats pels poder publics. Son de pro-fe-ssio-nals !

Aquel monde sabon çò qu’es de fargar un libre, d’editar un setmanièr e se o sabon pas, auràn d’autres emplegats per anar furgar dins lo jornal official o endacòm mai e que seràn capbles de los assabentar.

Los occitanistas de l’epòca vièlha se petaçavan per escriure, crear, etc. e fasián la pròva que le movement existissiá en caminant !

Los de l’OPLO an pas esitat a acompanhar lo jornal dins la tomba… cap de suènhs palliatius… anem, zo ! Un jornal en occitan que pareis dempuèi mai de vint ans es una anomalia subretot quand a pas qu’un milierat d’abonats.

Mas enfin, cossí volètz vendre se vòstre mèdium es pas en venda dins las maisons de la premsa d’Occitània ? Cossí volètz crear un lectorat se parlatz que d’eveniments nacionals o internacionals, d’un punt de vista occitan, d’acòrd mas enfin ! Lo legeire potencial d’Escota-se-plòu, aquò l’interessariá mai parlèssetz de campionat del monde dels escupeires de granas de melon, o cresètz pas ?

Fin finala, La Setmana, chic a chic, se suicidava e l’OPLO, en tota caritat occitanò-administrativa, abreugèt las sofrachas !

Aimariái d’apondre quicòm… Dins tota entrepresa, fins ara, i a d’òmes e de femnas. Foguèron preses en consideracion, los professionals que, cada setmana, fasián viure nòstra lenga ? Desempuèi lo començament, avián sabut crear un malhum de benevòls per los ajudar.

Es aital que, mai de vint ans a, me trobèri a editorializar cada setmana, ont que me tròbèssi – Estats Units, Australia… Portèri ma pèira a l’utopia de Dàvid Grosclaude  e de los qu’an seguit ; qu’agi pas escrich de caps d’òbra, o sabi mas ai ensajat de portar d’elements de reflexion als legeires ; e m’es arribat – òc – de recebre compliments. Mai de vint ans amb 51 editorials per an e, ara… al caumatge !!! Sic transit…

L’OPLO promet que vòl ajudar a la creacion d’un autre mèdium… Me deurián sonar l’endevinaire e pas Gavaudan.

Los arguments qu’an empachat de sotenir La Setmana seràn levats sens cap de problèma, veiretz !  A l’entorn de l’OPLO, soi segur que i a monde impacients d’aver lor nom dins l’orsa del jornal a venir !

O diguèri a un rencontre organizat per de jornalistas nacionals : « Lenga de fusta, lenga de puta ! » Quitament amb la traduccion, comprenguèron pas…

Los de l’OPLO son pas jornalistas mas se dison professionals occitanò-administratius e soi segur que comprengueràn.

 

 L’editorialista de La –paura – Setmana

Andriu de Gavaudan

 

Jules Ronjat (1864-1925), félibre à bicyclette et linguiste à vélo

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jules-ronjat-jean-thomas

 

Le père de la linguistique occitane était un fédéraliste résolu

 

        Ayant raté (honte à moi !) l’ouvrage collectif de 2013 consacréà Jules Ronjat[1], je remercie Jean Thomas pour m’avoir fait découvrir par son livre ce personnage remarquable et étonnant, qui n’était pour moi qu’un nom empoussiéré. En effet ce livre – Jules Ronjat entre linguistique et Félibrige (Vent Terral, 2017) –, qui contient la correspondance, quelques oeuvres poétiques et la bibliographie complète de cette grande figure, s’ouvre par une très passionnante biographie intellectuelle d’une centaine de pages. Ronjat fut un félibre dévouéà« la causo » et au « mestre » (Mistral), mais il effectua aussi une très sévère critique du Félibrige, sans jamais quitter celui-ci formellement. Par ailleurs, en un monde parallèle et quasiment étanche (alors que tout aurait dû porter à les faire communiquer), il devint un linguiste de pointe, échangeant avec les plus grands spécialistes européens et travaillant à son grand ouvrage qui ne sera publié, en 4 tomes qu’après sa mort : la Grammaire istorique des Parlers provençaux modernes. Par « parlers provençaux modernes », Ronjat entend exactement ce que nous nommons occitan car son immense travail porte sur l’ensemble des parlers d’oc.

Malgré la reconnaissance scientifique de ses pairs, Ronjat demeura aux marges de l’université ; sans doute lui fit-on payer son engagement félibréen. Enfin Ronjat pratiquait le cyclisme et utilisait la bicyclette aussi bien pour se déplacer dans le vaste territoire couvert par le Félibrige, dont il était « baile » (secrétaire général), que pour réaliser ses enquêtes linguistiques. C’est d’ailleurs à bicyclette, raconte-t-il lui-même, que le jeune homme fit un voyage de trois semaines en Provence, tirant à chaque halte Calendal de sa poche et lisant émerveillé les vers du « mestre » face à la mer. Il rencontra aussi à cette occasion Pierre Devoluy qui devint son ami le plus proche dans le Félibrige. C’est aussi à Bicylette qu’il se rendit à Agen pour les fêtes en l’honneur de Jasmin, et roula du Gers aux Hautes-Pyrénées pour rencontrer Miquèu de Camelat...

 

Ronjat félibre

        Devoluy demanda avec chaleur au « mestre » de le faire nommer « baile » (puisque Mistral décidait de tout) en vantant ses nombreuses qualités : « saberu, parlant touti li lengo, assabenta coume pas un de l’istòri dóu Miejour, arderous, plen de fe intiligènto e agissènto, en relacioun emé touti li sabènt e escrivan d’Europo, capable d’escriéure per la Causo 70 letro en un jour (l’ai vist !) [...] Em’ acò parlant gascoun, limousin autant bèn que prouvençau ; l’an passa charrabo tranquilamen emé Camelat en biarnés... » (« savant, parlant toutes les langues, connaissant mieux que tout autre l’histoire du Midi, dynamique, plein foi intelligente et agissante, en relation avec tous les savants et écrivains d’Europe, capable d’écrire pour la Cause 70 lettres par jour (je l’ai vu !) [...] Avec cela parlant gascon, limousin aussi bien que provençal ; l’année dernière il discutait tranquillement avec Camelat en béarnais », 9 mai 1902).

Ronjat avait une admiration sans borne pour « lou mestre », comme le montre sa correspondance, et une fois « baile », se dépensa sans compter pour le Félibrige. Mais il partageait surtout les idées des « jeunes félibres » parisiens fédéralistes (Frédéric Amouretti, Auguste Marin, Jules Boissière, Charles Maurras et Marius André) qui avaient fait leur coming out en 1892 (une déclaration qui plut d’ailleurs à Mistral) : « N’avèn proun de nous taisa sus nòstis entencioun federalisto, quouro li centralisaire parisen nous acanon em’aquelo marrido acusacioun de séparatisme. Enfantoulige e nescige ! Levan l’espalo e caminan » [...] Autounoumisto sian, federalisto sian, e se, en quauco part de la Franço dóu Nord, un pople vóu veni emé nous-autres, ié pourgiran la man » (« Nous en avons assez de nous taire sur nos intentions fédéralistes, quand les centralisateurs parisiens nous frappent de cette mauvaise accusation de ‘séparatisme’. Enfantillage et stupidité ! Haussons la tête et marchons [...] Nous sommes Autonomistes, fédéralistes, et si, en quelque endroit de la France du Nord, un peuple veut nous rejoindre, nous lui tendrons la main... »).

Au début de sa carrière Ronjat, originaire de la ville de Vienne, militaire de carrière, vit à Paris et il participe assidûment aux réunions hebdomadaires au Procope de l’Escolo felibrenco parisienne, dont il est l’un des fondateurs[2], et qui devient la Ligue Nationale de Décentralisation en mars 1895. Ronjat est autonomiste et fédéraliste (il traduit le livre de Théodor Curti sur le référendum en Suisse, rencontre des catalanistes, etc.), mais fervent républicain, il se détache de Mauras, du fait des penchants monarchistes de celui-ci et de son nationalisme effréné aux côté de Barrès. Ronjat est Républicain, certes, mais considérait que 1789 avait échoué, le jacobinisme centralisateur étant venu occuper la place laissée vacante par la monarchie absolutiste et n’ayant fait que renforcer le pouvoir central sur les régions. Cette analyse historique préfigure ainsi celle des frères Rouquette (voir surtout Descolonisar l'istòria occitana de Jean Larzac) et de pas mal d’autres depuis les années 50.

Ronjat critique du Félibrige

          Il quitte Paris en 1899 pour s’installer à Vienne, sa ville natale. C’est pour lui une question de cohérence : « I’aura de vera regiounalisme, coumplet, emé touti sis ourgane amenistratiéu, ecounoumi, inteleituau, quand li regiounalisto abitaran si regioun. Se li regiounalisto cresoun pas proun au regiounalismo pèr se passa quàuqui plasé de la capitalo, que tron voulè que ié fague, iéu ? » (« Il n’y aura de vrai régionalisme, complet, avec tous ses organes administratifs, économiques, intellectuels, que lorsque les régionalistes habiteront leurs régions. Si les régionalistes ne croient pas assez au régionalisme pour se passer des menus plaisirs de la capitale, que voulez-vous diable que j’y fasse ? »), s’exclame-t-il en 1911 dans Vivo Prouvenço.

Ronjat était dégoûté par l’incapacité du Félibrige à porter des revendications politiques dignes de ce nom, à faire autre chose qu’à organiser des banquets et publier des vers inoffensifs et le plus souvent insipides. En 1907, avec son ami Devoluy, il avait constaté qu’il était impossible d’attendre de son organisation une quelconque marque de solidarité avec la révolte des vignerons, pour lesquels ils avaient pris fait et cause. Cette même année, la relation n’est peut-être pas fortuite, Ronjat quitte l’armée. C’est dire tout ce que l’occitanisme politique des années 60-70 doit aux engagements de Ronjat et de Devoluy. Leur position était tranchée et clairement exprimée, trop sans doute pour être acceptable au sein même du mouvement régionaliste : il est absurde d’attendre quoi que ce soit de Paris ; il faut, autrement dit, assumer le conflit et ses conséquences : « quand l’on pènso que i a ’ncaro de gènt proun ignourènt di causo proumiero pèr s’enregimenta dins un partit parisen, rouge o blanc, o prou simplas pèr espera que lou gouvèrn parisen autrejo de franqueso en de fantaumo d’ome que noun sabon li conquista d’esperéli ! » (« quand l’on pense qu’il y a encore des gens assez ignorants de la cause première pour s’enrôler dans un parti parisien, rouge ou blanc, ou suffisamment innocents pour attendre que le gouvernement parisien octroie des franchises à des fantômes d’hommes qui ne savent pas les conquérir par eux-mêmes », Prouvenço, 1905). Il est, clairement, trop clairement, un nationaliste fédéraliste : « çò qu’es necite, uno nacioun lou pren, noun lou quisto, nous dison li Poulounés » (« ce qui est nécessaire, une nation le prend, elle ne le quémande pas, nous disent les Polonais ») ; « Li Catalan, li Poulounés, lis Irlandés an coumbatu lis armo à la man, an founda d’escolo primàri, de coulège e d’Universita pèr l’enseignament de si lengo naciounalo, an crea de journau, destribuï de broncaduro, fa de campagno de couferènci publico, se soun groupa en assouciacioun d’estùdi coumun, an establi de banco pèr ajuda si counciéuntadin à garda si tèrro e meme à n’en croumpa de nouvello, que save, iéu ? Li Prouvençau an escri de libre rare e car, an nourri sa vanita de coumplimen e de titre, e soun vèntre de banquet » (« Les Catalans, les Polonais, les Irlandais ont combattus les armes à la main, ils ont fondé des écoles primaires, des collèges et des universités pour l’enseignement de leurs langues nationales, ils ont créé des journaux, distribué des tracts, fait des conférences publiques, se sont groupés en associations d’études communes, ont fondé des banques pour aider leurs concitoyens à garder leurs terres et mêmes à en acquérir de nouvelles, que sais-je moi ? Les Provençaux ont écrits des livres rares et chers, ils ont nourri leur vanité de compliments et de titres et leurs ventres de banquets », Prouvenço, 1905). C’est bien du côté des mouvements armés des indépendances nationales qu’il regarde et il ne peut constater que le Félibrige en est à des années lumières.

Ronjat linguiste

         Aussi dès 1893 s’éloigne-t-il du mouvement et se livre-t-il de plus en plus intensément à des études et travaux de linguistiques. Ronjat est polyglotte : il pratique l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol, le portugais, connaît le russe, le grec moderne, les langues scandinaves, il fréquente l’arabe, manifeste des intérêts poussés pour le roumain, le basque, l’arménien... et bien sûr l’occitan dans toutes les variantes dialectales (l’ensemble de ce qu’il appelle les « parlers provençaux ») qui s’impose à lui comme terrain d’étude privilégié. Il s’y intéresse à tous les aspects de la langue : onomastique, étymologie, phonétique, lexicologie, histoire...

Il s’inscrit avec Mario Roques, et soutient en 1913 une thèse principale intitulée Syntaxe des Parlers provençaux modernes (en pdf avec les comptes-rendus de Meillet et d’autres sur le site de l’IEO Paris) et une thèse secondaire sur Le Développement du langage observé chez un enfant bilingue (voir infra). Il est membre de la Société de Linguistique de Paris et de la Société internationale de dialectologie romane. Son réseau d’amis, de connaissances et de correspondants dans le petit monde de la linguistique est impressionnant : Antoine Meillet, Antoine Thomas, Charles Bally, Albert Sechehaye, Walter von Wartburg... Il fréquente aussi Saussure, et sera l’un des relecteurs du Cours de linguistique générale au moment de sa publication posthume. Il élargit encore ce réseau scientifique après son installation à Genève en 1914, fuyant la guerre, à la fois du fait de ses convictions pacifistes (du moins en ce contexte, appelant de ses voeux une Europe fédérale) et des difficultés liées au fait qu’il a épousé en 1907 une Allemande, Ilse Loebell, membre du mouvement psychanalytique.

Ronjat est un théoricien de l’intercompréhension (c’est le mot qu’il utilise) et de ses ruptures comme critère d’identification linguistique. Par deux fois, Jean Thomas cite l’éblouissante première phrase de son oeuvre majeure, publiée en 4 volumes à titre posthume : « Un berger provençal conduit en été ses troupeaux des landes de Crau dans les pâturages de Chartreuse. Il s’entend sans difficulté avec les paysans de la vallée de la Durance et du Buech, chacun parlant son langage naturel. Il passe la Croix-Aute et redescend vers la vallée de l’Isère : les gens comprennent son parler et il comprend le leur jusqu’à quelques kilomètres au nord du Monestier-de-Clermont ; quelques kilomètres avant Vif, le bourg qui suit sur la route de Grenoble (à environ 16 km du Monestier et autant de Grenoble), cette intercompréhension a cessé », Grammaire istorique des Parlers provençaux modernes (on la trouve sur le site d’Occitanica). « C’est par le voyage, commente Jean Thomas, c’est-à-dire par déplacement et l’observation de la langue de l’autre in situ qu’on étudie la langue ». Ronjat s’y applique lui-même, en train et surtout à bicyclette, véhicule particulièrement adapté pour étudier les variations dialectales aussi bien du romanche des Grisons et du norvégien que de l’ensemble « des parlers provençaux ». Sa démarche, évidemment, qui privilégie l’interrogation directe in situ ou, à la rigueur, recourt à des informateurs fiables (ce que Camproux n’a pas vu, dupe de la dominance des citations littéraires alors que les archives montrent que Ronjat les vérifiait toujours dans l’oralité) est très proche de celle de Tourtoulon et Bringuier (voir sur ce blog, sur ces valeureux explorateurs de la limite entre òc et oïl, et « Une cuisinière vaut dix élèves de l'École des Chartes » texte de 1890 où Tourtoulon applique de fait le critère de l’intercompréhension sans le nommer). C’est d’ailleurs Ronjat qui, vérifiant et complétant Tourtoulon et Bringuier, parle du « Croissant » pour désigner le territoire des parlers marchois. Jean Thomas constate surtout que Ronjat, lui, « n’a pas eu de successeur. Personne n’a envisagé une grammaire descriptive de l’occitan prenant en compte l’ensemble de la variation » (p. 73).

Il est aussi un analyste du bilinguisme précoce, rédigeant sa thèse complémentaire à partir de l’observation de son propre fils Louis, élevé en français et en allemand (Le développement du langage observé chez un enfant bilingue, voir l’édition critique de Pierre Escudé). Cette étude n’a pas pris une ride, définissant le principe de base du bilinguisme accompli : un parent, une langue (« voici le point important : que chaque langue soit représentée par une personne différente »). Il constate, dit Jean Thomas, en bon saussurien, que la « liaison entre signifiant et signifié, est enrichie, doublée, chez l’enfant bilingue ». Dans l’Enfant aux deux langues, Hagège, pour l’essentiel, dépend de Ronjat, auquel d’ailleurs il ne manque pas de renvoyer.

Et un peu de d’ortografe pour terminer...

          Ronjat a aussi beaucoup réfléchi sur les questions d’orthographe. Il milite pour une simplification radicale de l’orthographe française (« de pertout uno masso de letro inutilo » : « partout une masse de lettres inutiles » dit-il) dont il met en pratique dans ses textes quelques éléments (suppression des « h » en début des mots, etc.) Pour l’allemand il conseille la suppression des majuscules... Et pour les « parlers provençaux » se prononce fermement pour la graphie mistralienne (L’ourtougrafi prouvençalo, 1908), donc fatalement, contre les prémisses de la graphie dite « classique » que nous pratiquons aujourd’hui à l’échelle panoccitane. Jean Thomas y voit une forme d’aveuglement dûà l’admiration excessive envers le « maître » et ses proches. Il est vrai que la graphie mistralienne présente bien des difficultés, y compris pour le provençal stricto sensu, et c’est un fait qu’elle n’a jamais pu englober toutes les variantes dialectales de l’ensemble occitan ; d’où l’adoption d’une nouvelle graphie, à laquelle souscrirent nombres de félibres non provençaux, comme le souligne Jean Thomas. Mais il est clair aussi, quand l’on voit le refus clair et net de Ronjat pour les graphies à prétention historiques et étymologisantes, qu’il n’aurait jamais pu s’accommoder de la graphie nouvelle (où la question des « lettres inutiles » se pose bel et bien, même si en comparaison au français la graphie classique est limpide). Il me semble que sur ce point, Jean Thomas ne prend pas suffisamment de recul critique. Car ces remarques n’empêchent nullement de reconnaître, même s'il n’aime pas les termes « occitaniens », « occitaniques », et ne dit jamais « occitan », que la démarche de Ronjat, à la fois comme félibre politique et linguiste de l’ensemble de tous les parlers d’oc, est « objectivement » occitaniste, comme y insiste justement Sauzet dans son article (« Jules Ronjat, la syntaxe de la langue occitane ») paru dans le collectif que je signalais au début.

            On excusera cette présentation quelque peu didactique, mais j’ai voulu montrer l’intérêt majeur de la figure et des écrits de Ronjat pour nous aujourd’hui encore, et inciter ainsi à la lecture du beau livre de Jean Thomas.

Jean-Pierre Cavaillé


[1] Pierre Escudé, Patrick Sauzet, Jean Thomas (éd.), Autour des travaux de Jules Ronjat, 1913-2013: Unité et diversité des langues. Théorie et pratique de l’acquisition bilingue et de l’intercompréhension, Paris, Archives contemporaines, 2016.

[2] Il dut forcément y rencontrer le Limousin Auguste Marpillat, auquel j’ai consacré un post sur ce blog, même si celui-ci, avec d’autres (Jean Carrère, Pierre Dufau, Laborde, Plantadis, Charles Brun, Paul Redonnel, Paul Rey...), au fil du temps, cessèrent de participer aux réunions, excédés par l’exclusivisme littéraire des Provençaux. Voir Julian Wright, The Regionalist Movement in France, 1890-1914: Jean Charles-Brun and French Political Thought, Clarendon Press, 2003, p. 48.

 

Glottophobie : et vous trouvez ça drôle ?

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Fernandel

 

Jean-Luc Mélenchon et Laetitia Avia: comme larrons en foire

«  Le point ultime de la minorisation, c’est quand le minorisé ne peut plus dire qu’il l’est sans faire rigoler tout le monde », Philippe Martel, « ‘L’Affaire Gaurel’ / Mélenchon ou : les questions d’accent, c’est grave, et parfois ça devient aigu »

 

Cette histoire d’accent ridiculisé et ce qui s’en est suivi est une histoire politique de déni et de mensonge. C’est aussi une vieille histoire de mépris social et de stigmatisation culturelle qui se poursuit et qui ne peut que se poursuivre, car elle est le produit inévitable, l’issue fatale des inégalités et des hiérarchies socioculturelles, et ce n’est certes pas une loi qui pourrait y mettre fin. Cette histoire en tout cas, chez beaucoup dont je suis, suscite la colère et le renvoi de leur mépris aux envoyeurs.

Reprenons rapidement la chronologie : une journaliste de France 3 originaire de Toulouse (voir la vidéo en question), Véronique Gaurel, lors d’une conférence de presse de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée Nationale, le 17 octobre dernier, pose une question embarrassante au leader de la France Insoumise qui, face aux enquêtes et perquisitions dont font l’objet des membres de son parti, se disait, avec la véhémence qu’on lui connaît, la victime d’une police politique. La question était la suivante : n’avait-il pas lui-même parlé au sujet des déboires judiciaires de Fillon et de Le Pen, il y a quelques mois à peine, de « décadence de la République » ? Mélenchon courroucé ne trouva d’autre réponse que « et alors, qu’est-ce que ça veut dire ? » que des journalistes ont graphié pour rendre au plus près sa prestation : « quesseu-que ça veut direuh ? ». Au lieu de répondre, il s’est ainsi moqué grassement de l’accent de la journaliste en faisant son parigot imitant une pagnolade (oui oui, écoutez bien, on ne peut même pas dire qu’il imite la journaliste en question, son imitation est celle d’un stéréotype méridional, et elle fait ressortir son propre accent !). La journaliste essayant d’expliquer, il lui coupe la parole : « Non madame, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Vous dites n’importe quoi. Quelqu’un a une question formulée en français ? ». Voilà, la scène se suffit à elle-même et de deux choses l’une : ou, comme moi, vous trouvez Mélenchon ignoble, méprisant et donc méprisable, ou vous trouvez qu’il s’agit d’une plaisanterie de bon aloi et vous partagez son ignominie.

Poursuivons l’histoire : le surlendemain 19 octobre, lors d’une nouvelle conférence de presse au siège des Insoumis, Mélanchon s’excuse et ment. Il dit ceci : « Je suis désolé de cette histoire avec je ne sais quelle journaliste. Je croyais qu’elle se moquait de moi, parce que elle avait pris un accent marseillais et que je suis élu de Marseille. J’ignorais qu’elle l’était elle-même et que c’était son accent... ». Il ment parce qu’il connaît la journaliste en question (voir les déclarations de Gaurel à ce sujet) et parce que sa justification rétrospective, au visionnage de la scène initiale, ne tient pas la route un dixième de seconde. Il est absolument impensable qu’il ait pu penser que Gaurel se moquait de lui (car elle ne force d’aucune façon son propre accent qui est d’ailleurs assez léger et la question était des plus sérieuses !). Il essaie seulement, rétrospectivement, de rattraper le coup, parce qu’il a compris combien cette affaire pouvait le desservir, à Marseille, à Toulouse et ailleurs... Il est donc doublement méprisable. On peut aussi noter qu’il s’entête à confondre Marseille et Toulouse et leurs accents respectifs, mais cela n’étonnera personne : accent méridional, accent de Marseille, accent de Toulouse, tout ça pour lui c’est du pareil au même et n’offre de toute façon aucune espèce d’intérêt... Preuve en est la suite de son apologie pro-domo : « j’ignorais donc, affirme-t-il, qu’elle l’était elle-même [de Marseille ?] et que c’était son accent » et il poursuit : « ce qui nous vaut toute sortes d’enquêtes sur les accents et même une proposition de loi contre la glottophobie. J’ai amélioré mon vocabulaire d’un mot, vous voyez tout le monde peut apprendre. » L’heure n’est pas à la rigolade, ni à la galéjade, mais quand même au passage, on voit bien ce que pense le leader maximo des enquêtes sur les accents et de ce gros mot dont il vient d’apprendre le sens, grâce à une proposition de loi.

Car proposition de loi il y eut, en effet, la veille, portée par la députée en Marche Laetitia Avia, chargée par Macron de proposer des mesures pour la lutte contre le racisme (elle est née à Livry-Gargan et ses parents sont originaires du Togo), un texte accompagné du tweet suivant : « Parle-t-on moins français avec un accent ? Doit-on subir des humiliations si on a pas d'intonations standardisées ? Pcq nos accents sont notre identité, je dépose, avec des députés @LaREM_AN, une proposition de loi pour reconnaitre la glottophobie comme source de discrimination ». Suit le texte, qui se présente comme tout ce qu’il y a de plus officiel, avec papier à entête de l’Assemblée Nationale (détail qui n’est pas à négliger), avec pour titre : « Proposition de loi visant à reconnaître la glottophobie comme discrimination ». Je le recopie en entier, car on ne le trouve que photographié en ligne, personne n’ayant encore pris la peine de le ressaisir :

Exposé des motifs

Mesdames, Messieurs,

 Si notre langue est un pilier de l’identité culturelle française, nos accents sont souvent le reflet de nos histoires et attaches territoriales Ainsi l’accent mosellan, ch’ti, du sud, parisien ou encore banlieusard, qu’il soit particulièrement prononcé ou qu’il s’entende sur quelques intonations subtiles, est partie intégrante de l’identité des nombreux Français.

Pourtant ces accents peuvent être source de railleries, humiliation et discriminations. Or, parle-t-on moins français parce qu’on le parle avec un accent ? Doit-on accepter de subir des humiliations parce qu’on n’adopte pas des intonations standardisées ?

La glottophobie désigne une discrimination à caractère linguistique reposant sur l’accent d’une personne. Cette discrimination, théorisée par le professeur Philippe Blanchet en 2016, est aujourd’hui ignorée dans le droit positif et ne figure parmi les 24 critères de discriminations énumérés dans l’article 225-1 du Code pénal.

Pourtant, ces propos et comportements visant à l’exclusion et à l’humiliation de l’autre produisent les mêmes effets que les discriminations aujourd’hui reconnues et réprimées : « Dire à quelqu’un qu’il a "un accent", c’est non seulement le renvoyer à une altérité, mais également à un rapport normatif et hiérarchique implicite, puisque s’il a "un accent", c’est par rapport à quelqu’un (l’interlocuteur) qui n’en aurait pas… ». « Avoir un accent régional, dans un pays marqué par une idéologie centralisatrice et monolingue, c’est être enfermé (par ex qui dénient avoir un accent) dans une altérité sinon dégradante, su moins folklorique, risible et peu sérieuse. » (Professeur Médéric Gasquet-Cyrus, « La discrimination à l’accent en France : idéologies, discours et pratiques »).

Voilà donc que se retrouvait promue dans une proposition de loi du parti majoritaire à l’Assemblée nationale, la notion mise en forme par Philippe Blanchet, en particulier dans un ouvrage que j’ai eu (et que nous avons eu), ici et ailleurs, l’occasion de discuter (notamment en occitan : Philippe Blanchet contra las discriminacions lingüisticas). Même si l’on peut être réticent quant à l’efficacité et à l’opportunité d’une législation en la matière, l’existence de discriminations à l’accent et à la langue est en France une réalité quotidienne, et je suis bien placé pour le savoir – ho la la et combien ! Non seulement parce que j’ai subi moi-même des décennies de condescendance paternaliste de la part de ceux qui avaient le bon accent et le bon air, mais parce que je l’observe aujourd’hui encore de la manière la plus crue dans les réactions de mépris et d’hostilité suscitées par l’accent dit « voyageur ». Et voilà qu’à la faveur d’une bavure bien baveuse de Mélenchon, le sujet devenait digne de l’attention du législateur et donc, a fortiori, de discussion publique !

Hé bien, non, le 21 octobre, Laetitia Avia expliquait au Journal du Dimanche puis dans un tweet que son projet était un canular, une plaisanterie ! Elle voulait seulement « envoyer une "pique" humoristique au leader de la France insoumise ». Elle disait aussi : « On a rédigé le texte en moins d’une heure, en prenant pour références les deux premiers articles qui apparaissent sur Google lorsqu’on cherche le mot "glottophobie" » : « Il n’est pas question de légiférer là-dessus, j’ai trop de respect pour nos institutions. Mais je suis heureuse d’avoir révélé un vrai sujet de société ». Il s’agirait donc de se moquer de Mélenchon, gentiment en fait, en faisant semblant de le menacer d’une loi qui, est-il dit en substance, n’est pas imaginable car elle ridiculiserait ou galvauderait « nos institutions »... tout en se félicitant d’avoir révéler un « vrai sujet de société ». Il est donc de « vrais » sujets de sociétés qui, si ils étaient pris en compte et au sérieux, porteraient atteinte à« nos institutions » ? Est-on ici face à de la maladresse argumentative caractérisée, à du mépris pour ceux qui considèrent que le sujet est important, ou à de la mauvaise foi voire même du mensonge ? Je penche en fait, ici aussi, pour cette dernière interprétation...

Les journaux et les médias en ligne ont dû constater, par les réactions de leurs lecteurs, que la plaisanterie n’avait guère été appréciée, mais bizarrement, sans remettre en cause la sincérité de cette déclaration (ou bien s’en fout-on désormais royalement ?) délivrée trois jours après la publication du projet. Pour ma part je suis interloqué, exactement pour les mêmes raisons que je l’étais face à la justification rétrospective de Mélenchon. En effet, si l’on reprend le tweet et le texte du 18, on n’y perçoit pas plus d’humour ni de déconnade (ou alors serait-il que nous-mêmes, qui réfléchissons à ces questions, serions devenus ridicules et risibles à ce point sans le savoir ?) que dans la question de Gaurel à Mélenchon. Dans le démenti d’Avia (« c’était tout pour de rire ! »), la bonne foi et la sincérité sont tout autant éclatantes que dans l’histoire abracadabrante de Mélenchon (« je me suis moqué d’elle parce que j’ai cru qu’elle se moquait de moi ! »)... Difficile de ne pas penser que la député en charge des questions de racisme n’ait voulu réparer ce qui lui est apparu a posteriori, et a posteriori seulement, comme une bévue, parce que peut-être, sans doute même, le lui avait-on fait comprendre en plus haut lieu... La discussion sur la glottophobie entrouvrait une porte, par laquelle tous les spectres du multiculturalisme, le pandémonium des inégalités culturelles et sociales menaçaient d’envahir l’espace de la discussion publique. Pour cette fois, une fois encore, on aura refermé la boite à temps, juste à temps, mais jusqu’à quand ? Jusqu’à quand supporterons-nous donc le mépris de classe, de caste et de situation des Jean-Luc Mélenchon, des Laetitia Avia et autres parvenus de la République jacobine ?

Jean-Pierre Cavaillé

Mélenchon est une vieille fréquentation de ce blog voir, dans mes archives:

Souverainisme et langues régionales

Objectif 2012 : réduire l’enseignement des langues régionales

Langues « régionales » : le sursaut républicain !

La langue marâtre. La lenga mairastra

Flamenca i Rosalía

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rosalia2


Roman médiéval occitan et culture de masse postmoderne

« Mientras todos tararean y están enamorados de El mal querer de Rosalía, paradojas del arte, el relato inspirador fue escrito en lengua occitana, hoy minoritaria, y se ha hecho popular gracias a un idioma español hablado por casi quinientos millones de personas. », Manrique Sabogal, « ‘Flamenca’, los secretos subversivos de la novela medieval que inspiró a Rosalía ‘El mal querer’ »,Wmagazin, 10 décembre 2018.

Ironie de l’histoire : à l’heure où le rectorat de l’Académie de Toulouse décide de supprimer toutes les aides à l’enseignement de l’occitan en collège et en lycée (un sentence de mort pour la transmission de la langue dans la région même qui porte son nom. Voir surtout l’article de l’ami Martel), une œuvre majeure de la littérature occitane se voit propulsée sur les devants de la scène musicale de plus ample diffusion mondiale. Il s’agit du roman courtois intituléFlamenca par son découvreur Raynouard en 1834 (voir la fiche de l’oeuvre sur Occitanica ainsi que l’exposition virtuelle qui lui est consacrée sur le même site). De ce long texte en vers composéà la fin du XIIIe siècle par un anonyme rouergat, il ne nous reste qu’un seul manuscrit incomplet (manquent le début – et donc d’ailleurs le titre – et la fin) conservéà Carcassonne (en ligne sur Occitanica). Il conte l’histoire de la belle, cultivée et ardante Flamenca (son nom signifiant à la fois flamande et flamboyante), fille du comte Guy de Nemours, mariée au seigneurArchembaut de Bourbon qui, par jalousie, la tient enfermée dans une tour. Le jeuneGuilhem de Nevers en tombe amoureux sans l’avoir jamais vue (thème classique de l’amour courtois) et parvient à se rapprocher d’elle en se faisant passer pour un clerc. Il la séduit en échangeant une seule parole à chaque rencontre lors des offices et la retrouve aux bains par un souterrain (Bourbon était déjà un haut lieu de balnéation) pour des ébats charnels privés de toute culpabilité. Le jaloux n’a que ce qu’il mérite (thème obligé du castia gilós)Sans aucun doute un texte très fortement dissident, voire transgressif si on le resitue dans la culture morale et téhologique de l’époque1.

Or voici que Rosalía Vila – Rosalía de son nom d’artiste –, qui connaît actuellement un immense succès international pour son dernier disque, paru chez Sony (été 2018, cinq nominations aux Grammy latinos avant même sa parution !) et chanté en castillan, El mal Querer, ne cesse de répéter à qui veut l’entendre, en castillan et en catalan (et bien des journalistes passent sur cette information qui les laissent pour le moins perplexes, mais voir au moins l’article d’Inés Martín Rodrigosur ABC cultura : « Flamenca, la novela del siglo XIII que inspiró el nuevo disco de Rosalía »), qu’elle doit en grande partie l’inspiration de ce « projet » au roman occitan (elle précise la langue), qu’elle a lu dans la traduction catalane d'Antonio María Espadaler(Universidad de Barcelona, 2015, voir la vidéo explicative de Rosalía où on la voit brandir le livre). C’est, dit-elle, l’artiste plasticien Pedro G. Romeroqui lui a fait connaître le roman (cf. art. d’Inés Martín Rodrigo). En d’autres interviews, elle cite le nom dePablo Díaz-Reixa, le musicien chanteur El Guincho, producteur du disque...

Le titre du roman n’y est pas pour rien, car Rosalía est une jeune artiste (née en 1993) qui utilise comme médium d’expression privilégiée le genre musical flamenco qu’elle a longtemps travaillé au Taller de Músicsfondé par Lluís Cabrera (outre des études à l’Escola Superior de Música de Catalunya). L’une des étymologies possibles du mot même de flamenco, non d’ailleurs des moins sérieuses, est celle de flamenco au sens de Flamand2, comme flamande était donc la Flamenca du roman médiéval.

Rosalía a déjà un passé artistique notable, un compagnonage avec la célèbre troupe de La Fura dels baus et un précédent disque de facture plus classique déjà très remarqué : Los Ángeles. Mais dans ce nouvel opus, et son énorme succès vient de là, elle associe avec grand talent la tradition flamenca aux musiques urbaines (r'n'b, reggaetón...). Plus d’un critique (voir en particulier la vidéo super analytique de Jaime Altozano) a souligné la cohérence, l’audace, la richesse et la complexité musicales de ce disque réalisé en partenariat avec le musicien Pablo Díaz-Reixa (El Guincho). Tout le disque est consacréà la notion de Mal querer, le mauvais amour, « l’amour toxique », et se décline en « chapitres » (comme s’il s’agissait d’un livre, chaque chapitre contenant une chanson ayant son propre titre) dont chacun énonce une forme ou un moment de la relation amoureuse délétaire envisagée du point de vue de la femme surtout, mais aussi parfois du côté de l’homme jalous et violent. Ainsi, chaque chapitre se confond-il avec une chanson ayant son propre titre :Augurio (= Malamente),Boda (= Que no salga la luna), Celos (= Pienso en tu mirá), Disputa (= De aquí no sales),Lamento (= Pienso en tu mirá), Clausura (= Preso), Liturgia (= Bagdad), Éxtasis (= Di mi nombre), Concepción (= Nana), Cordura (= Maldición) et enfin Poder (= ningún hombre), hymne à l’empowerment féminin. Les paroles, qui ne se réfèrent qu’indirectement au poème du XIIIe siècle, sont aussi de très bonne facture (Rosalía, entre autres, manie fort bien l’octosyllabe3). Les vidéos (Malamente, De aquí no sales, Pienso en tu mirá, Bagdad, Di mi nombredu collectif Canada de Barcelone, sont également très élaborées et bourrées de référents culturels au flamenco, oui (et donc à la culture andalouse et gitana : toromachie, semaine sainte, tatouages du visage de la vierge, etc.), mais aussi d’éléments de l’univers urbain des quartiers industriels de Barcelone (motos, voitures de course et camions rutilants, "polygones" industriels...). Certains, comme moi, trouveront cet univers visuel trop propre, trop lisse et trop léché, et l’on pourrait alors en dire autant de l’univers musical, quelles que soient son originalité et son rafinement quasi minimaliste ; en tout cas est-il particulièrement attractif – le charme et le charisme de Rosalía n’y sont pas pour rien – et particulièrement riche d’évocations et invocations symboliques, tantôt claires tantôt sybillines, au service d’une parole féminine, voire féministe. A tout cela s'ajoute le fait indéniable que Rosalía est très bonne danseuse et qu'elle sait accompagner ses spectacles de chorégraphies remarquablement élaborées et en tous points suggestives (notamment Charm la'Donna).

Articles, interviews, vidéos… internet fourmille de commentaires sur le phénomène Rosalía (Sergio Andrés Cabello, dans The Conversation, parle de « phénomène de masse postmoderne »), la plupart élogieux, certains critiques… Parmi ceux-ci, une polémique est à noter, qui mériterait un traitement à part, selon laquelle l’artiste se serait rendue coupable « d’appropriation culturelle », voire même d’ « expropriation culturelle » de la culture gitane (respectivement Aida Cortés et Rafael Buhigas dans la revue en ligne El Español). L’accusation est assez étonnante parce qu’évidemment le flamenco, comme chacun fait, n’est nullement un genre spécifiquement gitan, mais le produit d’un long processus de métissage musical, mais surtout parce que, justement, Rosalía, tout en se référant ici ou làà tel ou tel élément de la culure gitane (ou plutôt andalouse et gitane), ne cherche nullement à« faire la gitane », à mimer, à simuler et encore moins à exclure celle-ci… A ce compte là, nous pourrions tout aussi bien l’accuser d’appropriation de la culture occitane !

Au contraire, nous sommes évidemment très heureux de cette promotion urbi et orbi du roman de Flamenca par une catalane chantant en castillan. Pour finir, soulignons une évidence : il n’est nullement fortuit que cet engouement pour une œuvre occitane vienne de Catalogne, où il existe depuis longtemps une tradition d’études, d’enseignement et de traductions d’oeuvres occitanes. Sans cette disposition catalane attentive et favorable à l’occitan, probablement, Rosalía n’aurait jamais entendu parler de Flamenca.

Jean-Pierre Cavaillé

ROSALÍA - MALAMENTE (Cap.1: Augurio)

 

Interview de Rosalía en catalan

voir aussi : ‘Flamenca’: la novel·la occitana feminista del segle XIII que va inspirar Rosalía

 

1A noter que certains voient dans cette œuvre une expression du catharisme (par exemple Jaime Covarsí Carbonero, traducteur de l’oeuvre en castillan) et A. M. Espadaler y trouve enveloppée l’hérésie du Libre esprit. Ces deux interprétations me semblent quelque peu forcé, mais il est vrai en tout cas que l’oeuvre est fort scandaleuse dans le contexte de reprise en main religieuse de la culture en cette fin du XIIIe siècle.

2 Pour des raisons très diverses : renvoie à la musique polyphonique inspirée des Flandres, allusions aux gitans ayant servi dans les armées de Flandres, désignation ironique des Gitans...

3Soit ces vers du dernier morceau, que j’ai cherché en vain sur le net, convaincu qu’ils venaient d’ailleurs et même de loin dans le temps : « A ningún hombre consiento/ Que dicte mi sentencia/ Solo Dios puede juzgarme/ Solo a Él debo obediencia// Hasta que fuiste carcelero/ Yo era tuya, compañero ».

 

Bêtise identitaire en Saintonge

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L'ami Jean-Christophe Dourdet m'envoie ce bref écrit polémique sur les Saintongistes opposés, contre toute raison linguistique, à la reconnaissance d'un ensemble poitevin-saintongeais. On pourra peut-être nous reprocher d'animer une querelle forcément dépassée par la réalité (la rareté désormais des locuteurs). Mais il ne sera pas dit que, jusque au bout, nous n'aurons réfléchi et exprimé nos points de vue sur ces questions, et aussi clamer notre indignation sur le sort fait en ce pays aux langues minorisées.

J.-P. C.

Blason_Saintonge

Lettre ouverte aux provincialistes anti-linguistiques de Saintonge

 

Voilà une semaine que ma mère s’en est allée – qu’elle repose en paix loin de ce monde de fureur – quand je me vois informé par mail, avec stupeur et affliction, de la résurgence de l’insensée querelle sur la question de l’identification et de la dénomination des idiomes d’oïl du centre-ouest, à savoir la querelle des autoproclamés « Saintongistes » contre les tenants du poitevin-saintongeais, se focalisant cette fois sur l’excellente websérie de Yannick Jaulin qui aurait le tort d’utiliser le terme « poitevin-saintongeais ».

Contrairement à ce que j’avais tenté de faire par le passé, je ne prendrai cette fois plus aucun gant face aux absurdités et bêtises distillées par ceux que je dénommerai identitaires ou encore provincialistes anti-linguistiques de Saintonge. Alors voilà, je m’adresse à vous, du mouvement pour la défense de l’identité saintongeaise d’après le nom que vous vous êtes donnés.

De quoi donc avez-vous peur ? Du grand méchant poitevin-saintongeais, invention artificielle d’intellectuels universitaires de Poitiers d’après vous, qui assassinerait l’authentique et ancestral parler saintongeais et l’identité saintongeaise ?

Mais si tel est le cas, vous nagez en plein délire, à vrai dire, tout votre discours transpire la paranoïa et l’identitarisme provincialiste proprement xénophobe et au-delà l’antiscience humaine. Il en va ainsi de votre discours sur les « racines », les anciennes « provinces », vos emblèmes passéistes, vos sobriquets folklorisants, vos tournures de langue qui la confine sans cesse à la gaudriole et à la truculence (ah, le patois, ça a tant de saveur… n’est-ce pas ?). Alors, attention, je vais employer des gros mots « d’intellos » (« injure » de cour de collège que seuls quelques ados attardés utilisent encore pour décrédibiliser leurs détracteurs à l’âge adulte comme vous le faites).

Je vous sors mon CV d’abord pour plus de clarté. J’ai grandi en Limousin, j’y ai toujours vécu, j’y vis toujours d’ailleurs, même si je monte désormais à Poitiers pour le travail 3 ou 4 jours par semaine, je transpire le Limousin tellement j’y suis comme un poisson dans l’eau, sans l’idéaliser pour autant. On parlait évidemment l’occitan limousin dans ma famille, d’origine modeste, paysanne d’un côté, ouvrière de l’autre, mes grands-parents, ayant appris le français à l’école comme tout le monde en Limousin sauf les classes favorisées, les bourgeois en somme, dans la première moitié du 20e siècle, désignant évidemment leur langue par le terme de patois puisque c’est le seul antiglossonyme que la sacro-sainte république française, linguicide en diable, leur a appris pour cela. Par ailleurs, mes ancêtres aussi loin que je remonte étaient limousins et périgourdins, pourtant, mon nom propre est d’oïl, il a donc bien fallu qu’à un moment ou à un autre quelques-uns de mes ancêtres descendent du nord de la gallo-romanie pour s’installer dans les parages. Je ne rejette rien, je prends tout en bloc, je ne renierais pas des origines métèques, bien au contraire car, sachez-le, je serai toujours du côté des métèques, migrants ou de toute autre population ou groupe ostracisé. Allez, j’ajoute tout de même, mais cela risque de peser en ma défaveur étant donné votre haine du Poitou, que j’avais un « oncle » par alliance du côté de ma grand-mère dont la famille était installée à l’Isle-Jourdain dans la Vienne où je me suis rendu quelques fois et ai pu entendre l’accent ainsi que quelques mots typiquement poitevins, quelques bribes de « patois » en fait, plutôt déconcertants pour un petit Limousin comme moi.

Voilà pour le CV. J’enseigne désormais la linguistique à l’Université de Poitiers depuis 7 ans, ayant pris le relais de Liliane Jagueneau, décédée au mois de janvier 2018, une femme admirable, d’une gentillesse sans pareille, née dans le Thouarsais, passionnée par les parlers populaires entre Loire et Gironde et au-delà, par tous les idiomes d’oc et d’oïl. Je ne suis en rien titulaire d’une chaire de poitevin-saintongeais comme j’ai pu lire dans certains messages en ligne. Il n’y a pas de chaire de poitevin-saintongeais, les langues mal dites régionales, ont été méprisées pendant des décennies par le monde universitaire d’où qu’il soit d’ailleurs, elles le sont encore parfois et il faut faire des pieds et des mains pour obtenir qu’un malheureux enseignement en langue régionale, ou plutôt une sensibilisation comme c’est le plus souvent le cas, soit accepté, reconnu et dispensé dans une université. Alors, que croyez-vous ? Qu’il y a pléthore d’universitaires à Poitiers bénéficiant de financements mirifiques pour enseigner ce que vous considérez comme un artifice linguistique, le fameux poitevin-saintongeais ? Je suis seul, le poitevin-saintongeais, c’est la portion congrue de mon service, une dizaine d’heures sur un semestre seulement ces dernières années, j’enseigne majoritairement la linguistique française, c’est ce qu’on me demande de faire principalement, j’ai aussi quelques cours sur les politiques linguistiques ou sur la variation qui me permettent de parler de la problématique des langues minorisées mais sûrement pas d’enseigner le poitevin-saintongeais. Et pour la dizaine d’heures (j’en avais 20 quand je suis arrivé, waouh, c’était profusion, n’est-ce pas ?) de cours de poitevin-saintongeais, où j’ai pu avoir entre 20 et 35 étudiant·es certaines années, que croyez-vous que j’y enseigne ? Dans votre délire méconnaissant les théories linguistiques, vous pensez sans doute que je dispense un enseignement d’une langue créée de toutes pièces, pfff, je sensibilise les étudiant·es comme je le peux à des bribes de langue, simple saupoudrage (car que voulez-vous faire en 10 heures (?) mais les étudiant·es assimilent tout de même des rudiments de langue), il n’existe aucun poitevin-saintongeais standard et donc, je présente les parlers poitevins et saintongeais tels qu’ils sont, dans leur diversité, dans leurs convergences aussi, expliquant les variantes que l’on peut trouver au sein de ces parlers qui partagent malgré tout nombre de traits communs entre Loire et Gironde (la zone où l’on dit « o », ou plus rarement « ou », pour dire « ça » comme trait emblématique), j’y explique la morphologie des parlers d’après les relevés, les collectes de la parole, d’après les écrits d’hier et d’aujourd’hui aussi (car, oui, il y en a et il y en a eu bien plus que ce que vous vous plaisez à dire à savoir que le patois, ça s’écrirait pas, que ce serait strictement oral, etc... autant d’inepties que vous alignez, même si, certes, chacun l’a écrit à sa façon mais peu importe, ce n’est pas la graphie qui fait la langue, la graphie n’est qu’un moyen, une convention plus ou moins arbitraire pour transcrire une langue), je leur fais entendre la langue surtout, dans plusieurs de ses variantes, des parlers poitevins variés, des parlers saintongeais variés, il y a d’ailleurs autant de variété au sein du sous-ensemble poitevin que dans celui du saintongeais, il n’existe pas davantage un poitevin unique qu’un saintongeais unique, il en est ainsi de toute langue à l’état « sauvage », non-standardisée (et même standardisée à vrai dire), et cela fait belle lurette que l’unité, et non l’unicité, du domaine poitevin-saintongeais a été mise en évidence par les linguistes en recoupant des traits phonétiques, morphologiques et lexicaux, ce n’est donc en rien une invention d’universitaires (lesquels d’ailleurs ? On frôle la théorie du complot là) de Poitiers qui auraient créé un « truc » de partout et de nulle part pour coller à la région Poitou-Charentes, la mise en évidence de l’ensemble poitevin-saintongeais fut réalisée bien avant, et d’ailleurs le domaine déborde les limites de l’ancienne région (incluant la Vendée, qu’on appelait Bas-Poitou, le pays Gabaye en Gironde et même un peu du pays de Retz en Loire-Atlantique, mais excluant bien entendu le Confolentais, la Charente limousine en somme, qui ressort du limousin, dialecte d’oc).

Alors, vraiment ? Le poitevin-saintongeais, c’est ça qui menacerait les authentiques parlers saintongeais, l’identité saintongeaise irréductible ? Le poitevin-saintongeais ne menace rien du tout, les parlers du domaine sont en train de crever, la faute à une politique linguistique du tout français en France, toute autre langue étant niée, méprisée, éliminée. L’UNESCO, les nations unies pour la culture en fait, classe la plupart des langues de France comme gravement en danger, le poitevin-saintongeais n’y coupe pas bien évidemment. Votre langue, peu importe la façon dont vous l’appelez d’ailleurs, patois, charentais, saintongeais, meurt bien plutôt à cause de l’idéologie monolingue et linguicide française qu’à cause du poitevin-saintongeais qui est un simple glossonyme commode pour mettre en exergue un ensemble linguistique cohérent, non standardisé (comme la plupart des 3000 à 8000 langues du monde) et qui se distingue assez nettement des autres ensembles du domaine d’oïl souvent plus proches du français (mais qui n’en sont pas néanmoins – wallon, picard, gallo-angevin, bourguignon-morvandiau, lorrain… hormis les parlers de l’île de France, de la Tourraine, de l’Orléanais, du Haut-Berry, et j’en oublie, qui constituent en fait la matrice diatopique du français mais précisons tout de même que le français standard a surtout été codifié d’après la manière dont on parlait ces variantes dialectales d’oïl dans la haute société et non chez les paysans).

Contrairement à ce que vous croyez, le poitevin-saintongeais n’a que très peu de moyens. Oh, il y a bien une fédération d’associations, l’UPCP, plus ou moins attachées à la culture poitevine et saintongeaise, mais dont très peu s’intéressent à la langue, quelques écrits dans le bulletin de la nouvelle région, un malheureux calendrier partagé avec le basque et l’occitan dans ses variantes gasconnes et limousines, une collection « parlanjhe » (terme que vous abhorrez car il ne se dit pas dans vos parlers locaux mais se dit pourtant ailleurs) chez Geste éditions avec quelques ouvrages dignes d’intérêt mais bien trop rares. Bref, d’où vient votre obsession du poitevin-saintongeais qui serait si doté qu’il pourfendrait l’identité saintongeaise ? La réalité de la langue, de vos, de nos idiomes, c’est qu’ils sont en train de crever, de perdre la parole dit autrement (car qu’est-ce qu’une langue morte si ce n’est une langue qui a perdu la parole ?). Oh, ils n’en finissent pas de crever, il en reste ça et là des bribes et untel sera encore capable de s’exprimer dans un parler plus ou moins empreint de français, la situation étant que le français s’est fait de plus en plus prégnant depuis des décennies, marquant ainsi la profonde subordination de nos idiomes à la seule langue autorisée de l’état-nation ayant pignon sur rue dans laquelle je rédige d’ailleurs ce texte.

 

Alors, chaque fois qu’un auteur, conteur, chanteur, artiste fait vivre la langue quelle que soit sa variante, je me réjouis. Je me réjouis des traductions et éditions de Tintin effectuées par vos soins et peu importe la graphie que vous utilisez car je ne suis pas fétichiste de la graphie. Mais s’il vous plaît, de grâce, cessez de confondre représentation graphique et langue, je pourrais écrire dans nos parlers à l’aide de l’alphabet cyrillique que cela ne changerait rien à leur nature ; ils resteraient poitevins et/ou saintongeais. Oh, vous pouvez me dire que vous n’y comprenez rien à la graphie de l’UPCP que vous identifiez au poitevin-saintongeais, que vous n’en comprenez pas les principes, ça, ça pourrait s’entendre car cette graphie demande un minimum d’apprentissage même si je ne la rejette pas pour ma part, car je sais que pour réussir à raviver une langue, il est préférable qu’elle soit dotée d’une norme à l’écrit, mais je n’exclus pas pour autant qu’il existe d’autres usages plus proches du système français, je m’en fous à vrai dire et à ce propos, je m’élève avec vigueur contre le procès de mauvaise foi fait à Eric Nowak, « stakhanoviste » de la langue, du collectage, de l’enquête de terrain, sincère et engagé, particulièrement affable, qui œuvre depuis tant d’années pour nos parlers, qui justement rejette la graphie normalisée du poitevin-saintongeais et préfère utiliser des systèmes graphiques plus abordables pour les non initiés mais qui insiste sur le fait de mettre l’accent sur l’unité du domaine poitevin-saintongeais dans le respect de toutes ses variantes, vilipender Eric Nowak comme j’ai pu le lire, c’est tout simplement dégueulasse et indigne.

Pour ma part, j’ai appris le poitevin-saintongeais comme j’ai pu, essentiellement à partir des parlers centraux poitevins du pays mellois mais intégrant d’autres variantes, j’ai fait autant d’efforts que possible pour apprendre cette langue et assimiler sa diversité, je ne parle certainement pas parfaitement (l’occitan limousin m’est de pratique de loin beaucoup plus spontanée) mais je fais aussi bien que je le peux, je m’intéresse à toutes les variantes, poitevines comme saintongeaises. Aux ateliers du club de langues régionales de l’Université de Poitiers où tout le monde peut venir (ce ne sont pas des cours pour étudiants mais des ateliers para-universitaires), il y a des gens d’un peu partout, du Poitou, des marges du Poitou même, de l’Angoumois, de la Saintonge, de l’Aunis, tout le monde est heureux de participer et d’amener sa pierre à l’édifice, de transmettre, d’apprendre aussi. Comment peut-on s’élever contre ces gens pour qui l’unité du domaine poitevin-saintongeais est une réalité vécue de chaque atelier ? C’est inconcevable.

Et désormais, Yannick Jaulin serait dans votre collimateur parce que, lui-aussi, utilise l’appellation poitevin-saintongeais ? On frise le ridicule. Yannick Jaulin est un artiste reconnu qui parle poitevin, qu’il inclut en effet dans un ensemble plus large et, même s’il ne se définit pas comme un militant de la langue d’après ce que je sais, il fait beaucoup pour la langue. Et, vous, tout ce que vous trouvez à dire, c’est qu’il ne devrait pas dire poitevin-saintongeais ? De qui vous moquez-vous ? Arrêtez donc de prêter des intentions hégémonistes aux gens qui défendent le poitevin-saintongeais, travaillez plutôt à la reconnaissance de nos parlers, à leur transmission, à leur apprentissage chaque fois que vous le pouvez et foutez-nous la paix avec vos élucubrations anti-linguistiques sur la prétendue singularité absolue du saintongeais vis-à-vis du poitevin.

Même dans le domaine d’oc où il existe aussi des mouvements contestataires à base identitaire comme le vôtre, on ne trouve personne en Provence même – c’est là où se trouvent l’essentiel de ces mouvements – pour demander la séparation du provençal maritime du provençal rhodanien ce qui reviendrait à faire comme vous le souhaitez avec votre demande d’indépendance du saintongeais vis-à-vis du poitevin sur fond d’identification avec les anciennes provinces, ce en quoi vous êtes résolument provincialistes, vous définissant seulement en regard du siège du pouvoir politique de l’état central, d’ailleurs les sécessionnistes provençaux qui vilipendent l’occitanisme (cela se joue tout de même à une toute autre échelle, l’occitan ou domaine d’oc, c’est plus de quarante départements), contrairement à vous, revendiquent le pays gavot jusqu’aux confins du Dauphiné comme étant de parlers provençaux alors qu’ils constituent un groupe dit « alpin », c’est dire tout l’hyperlocalisme, l’esprit de clocher, dont vous faites preuve dans vos rangs que vous prétendez saintongistes.

Cette querelle est affligeante, votre lubie pour la défense de l’identité saintongeaise, de la manière dont vous le faites en tous cas, présente tous les stigmates d’un mouvement de repli identitaire empreint d’une bonne dose de xénophobie (la xénophobie peut s’exercer à l’égard de l’étranger radicalement étranger mais aussi vis-à-vis de l’étranger plus proche, de manière relativement insidieuse). Arrêtez donc enfin une bonne fois pour toute de tout confondre, d’identifier langue et province, langue et représentation graphique, langue et département, lisez donc un peu de linguistique et cessez de vous prendre pour les chantres de la défense du saintongeais, et, surtout, rendez-vous compte de l’état plus que préoccupant dans lequel se trouvent nos parlers et que cela n’est en rien le fait du « poitevin-saintongeais » que vous haïssez tant sans aucune trace de rationalité.

Vous l’aurez compris, cette querelle aura eu raison de toute la bienveillance habituelle que je cultivais depuis 7 ans passés à l’université de Poitiers. Il faut dire qu’il y a de quoi éprouver une colère noire face à la bêtise qui le dispute à l’ignorance.

Jean-Christophe Dourdet

Maître de conférences en linguistique, sociolinguistique et langues régionales

Université de Poitiers

Comment et de quoi parlent donc les Voyageurs Gilets jaunes ?

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Le « peuple des Gitans de France » dans le mouvement des Gilets jaunes

 

Christophe Dettinger, l’ex boxeur qui à poings nus avait humilié un groupe de policiers armés de pieds en cap lors des manifestations des Gilets jaunes à Paris le 5 janvier dernier (acte VIII), avant de se rendre à la police, a posté une vidéo où il explique son geste et dit le regretter. L’homme, visiblement très affecté, s’exprime simplement, sans détours : « à force de me faire gazer, moi et ma compagne, ma femme, la colère est montée en moi, j’ai mal réagi [...] Peuple français, Gilets jaunes, il faut continuer, pacifiquement, mais il faut continuer ». Il n’y a dans ses propos, ses vêtements, son maintien, rien qui puisse permettre de l’assigner à une identité culturelle spécifique. Christophe est issu de la communauté yéniche mais rien, dans cette vidéo, n’en transparaît, rien donc qui puisse prêter le flanc à une discrimination pour appartenance à la communauté stigmatisée des « Gens du Voyage ». Mais il lui suffit pourtant d’être appelé« le Gitan de Massy », pour que la discrimination puisse jouer à plein, comme le Président de la République lui-même l’a démontré : si Dettinger parle dans son message vidéo comme n’importe qui d’autre, c’est donc qu’il récite un discours qui n’est pas le sien ! « Le type, a déclaré Macron le 1er février, il n’a pas les mots d’un Gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan. » Il a donc « été briefé par un avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! ». J’en déduis surtout que la tête du président est farcie de préjugés et de stéréotypes : celle du « gitan » et du « boxeur gitan », celle évidemment aussi de « l’avocat d’extrême gauche »... L’idée est aussi que le gitan maîtrise mal le français, parce que le français n’est pas sa langue et que, foncièrement, il reste un étranger, quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise.

Je renvoie ici au bel article d’Ilsen About, paru sur Médiapart, La langue des Gitans et le président Macron (7 février 2019 ) qui rappelle que les Voyageurs parlent évidemment français, étant de nationalité française, souvent depuis des siècles. J’ajouterai qu’ils parlent entre eux une variante du français, limpide pour tout auditeur francophone, que l’on appelle «  français voyageur ». About rappelle aussi qu’ils parlent diverses variantes de la langue Romani (sinto, etc.) et des idiomes parfois nommés para-romané (ou para-romani voir Y.  Matras[1]), à dominante castillane ou catalane. Les Yéniches eux-mêmes ont – ou plutôt avaient, car ils l’ont pour la plupart largement perdu – leur propre parler à base germanique. Inutile de dire que l’ensemble de ces parlers ne bénéficie en France d’aucune forme de reconnaissance ni de tutelle, d’aucun enseignement non plus. J’ai pu observer, au contraire, qu’il arrive parfois aux enfants et collégiens pris sur le fait de parler entre eux romani d’être sanctionnés, exactement sur le même modèle que les hussards noirs conduisaient la chasse aux patois. Cela est d’autant plus absurde et injuste que les Tsiganes, eux, n’ont jamais exclu les langues des sociétés dans lesquels ils évoluaient : il était d’ailleurs pour eux d’une nécessité impérative de se les approprier. Ainsi y avait-il dans nos régions, jusque dans les années 70, des Manouches qui parlaient français, occitan et sinto.

Tous ces aspects linguistiques et sociolinguistiques sont passionnants (voir en occitan le texte de ma présentation au séminaire Lengas e poders), mais ce n’est pas de cela que je veux parler aujourd’hui, mais d’une autre dimension révélée ou plutôt engagée par la participation de nombreux Voyageurs (j’utilise ce terme parce que les intéressés le mobilisent aussi) au mouvement des Gilets jaunes. Les informations et réflexions qui suivent ne sauraient être qu’une première approche d’un phénomène émergeant, à mon sens de la plus grande importance. Pour la première fois peut-être en France, les Tsiganes, Voyageurs et forains, se sont immédiatement sentis en accord avec un mouvement social de grande ampleur. Plus encore, on peut même montrer que loin d’avoir attrapé le train en marche à l’occasion de l’affaire Dettinger, ils ont contribuéà faire naître ce mouvement. Et d’emblée, faut-il préciser, fut concernée non pas une petite élite militante, mais une grande partie, sans doute la plus grande partie des réseaux familiaux qui constituent ces groupes (le pluriel s’impose, d’ailleurs dans leur propre appréhension des choses).

J’ai été moi-même, je l’avoue, étonné et même intrigué, en Limousin, d’entendre (plutôt en effet que de voir et cela est aussi un aspect important de la question) se manifester si rapidement et résolument cette adhésion, associée à la conviction, très souvent énoncée, que si les « manouches, gitans, voyageurs » venaient « tous » rejoindre activement le mouvement, ils pourraient véritablement faire basculer le rapport de force qui oppose les Gilets jaunes au gouvernement en faveur des premiers. On pourra penser qu’il ne s’agit là, comme la succession des manifestations l’auraient déjà montré, que de naïves rodomontades, mais j’y vois plutôt la conscience enfin acquise du poids démographique, social et culturel que représente une communauté dont l’existence même est proprement niée, mais qui, depuis des années s’étonne elle-même de son importance et de sa vitalité, par exemple lors des grandes conventions pentecôtistes de mai et d’août qui rassemblent jusqu’à 30, voire 50 000 personnes. Jusque là cependant cette conscience de représenter une force ne s’était traduite que de manière sporadique par des blocages d’autoroute pour l’octroi de lieux de stationnement ou par des flambées de protestation devant le refus de laisser assister des prisonniers à des obsèques de membres de leurs familles (voir ici Le droit de pleurer ses morts). Par contre, les grands mouvements sociaux, pour les retraites, contre la loi travail, etc. (on pourrait ainsi remonter d’année en année et de décennies en décennies…) n’étaient perçus que comme l’affaire des Gadjé, ainsi qu’il en avait toujours été. Avec le mouvement des Gilets Jaunes, il en va tout autrement. Maintes revendications de ces derniers sont aussi celles des Voyageurs, qui rencontrent les mêmes difficultés économiques et sociales que les autres membres des classes sociales les plus défavorisées auxquelles la plupart d’entre eux appartiennent. Ils partagent le même univers périurbains, les mêmes soucis de renchérissement du gas-oil, les mêmes diminutions d’aides, les mêmes problématiques d’exclusion… Certes ils ont aussi leurs propres revendications, comme « voyageurs » au sens propres, comme forains et circassiens, comme population discriminée et criminalisée, et la participation aux Gilets jaunes est aussi une occasion de les porter.

D’abord, il me semble important de rectifier les faits : le leitmotiv qui revient dans les pseudo analyses de la presse nationale consiste à répéter que ce n’est qu’à partir de l’arrestation de Dettinger et en faveur de celui-ci que les « gitans » se seraient mobilisés, pour soutenir l’un des leurs, un membre de « leur famille », afin qu’il soit libéré. Presque jamais, il n’est question des raisons économiques, politiques et sociales de leur adhésion au mouvement ; celle-ci serait purement conjoncturelle : l’emprisonnement de l’un des leurs. Un Gitan, par définition – et nous retombons-là dans les préjugés du Président – ça n’a pas de conscience politique, le gitan n’a pas les mots pour ça, à moins qu’ils ne lui soient soufflés par un avocat gauchiste ! De toute façon, le Gitan ne sait parler qu’avec ses poings, comme le cas Dettinger le montrerait en fait si bien. C’est ce qu’a d’ailleurs dit carrément un journaliste, Jean-Louis Burgat, habitué du talk show de Pascal Praud (L’Heure des Pros) sur CNews : Dettinger, a-t-il dit, « fait partie de la communauté des gitans qui ont pour habitude, quand il y a des problèmes, de se mettre dans la rue et de frapper ». Donc, les Gitans ne se seraient réellement manifestés que pour faire libérer par une manifestation de force l’un des leurs. Or, en effet, dans la semaine précédant l’acte IX des vidéos se sont mises à fleurir et à circuler tous azimut, où des Voyageurs anonymes, mais à visage couvert ou découvert, ont appeléà se rendre à Paris le samedi suivant pour y manifester de manière disons musclée – et donc violente si l’on veut – mais en tout cas pas armée. Plusieurs de ces vidéos (trois au moins) sont aujourd’hui enlevées, ayant fait l’objet de signalement au parquet de Paris, et on ne les trouve que dans des montages ou collages de plusieurs d’entre elles, sur les sites de Gilets jaunes et ailleurs (Russia Today, etc.).

Le ton en effet est musclé. L’un de ces Voyageurs s’adresse au ministre de l’intérieur : « Castaner, ici c’est les gens du voyage, tu vas en avoir des messages, des gitans et des gens du voyage. On est tous en train de se parler à l’heure qu'il est. [...] le truc c’est que nous le pacifisme, c’est pas pour nous, faire les manifestations pacifiquement, c'est très dur pour nous, on n’y arrive pas. On sait pas faire. Partout où on va, en manifestation, y’a du dégât. C’est comme ça chez nous. Y’a du dégât. Y’en a trop qui s’emportent. [...] le gitan de Massy, s’il est pas dehors vendredi, samedi tu vas avoir affaire à nous. Et là on va se mettre sur la gueule une bonne fois pour toute ». Un autre Voyageur anonyme, évoquant Dettinger, menace : « C’est un boxeur. Et alors ? On est tous boxeurs chez nous. Je l’ai connu ce garçon-là du côté de Massy. Alors si vous voulez la Révolution, prenez ce garçon et on vous fera une guerre, et tous dans toute la France. Tout le peuple gitan de la France ! ». Un autre encore lance un appel à« tout le peuple gitan de la France » : « faites attention. Prenez ce garçon [Christophe Dettinger], demain tous les Gitans de France se réuniront […] on fait tous partie des gilets jaunes parce qu’on est les rejetés de la société nous, on a droit de nous entendre aussi, comment qu’on n’est dans notre vie ». Un quatrième encore, qui garde son visage dans l’ombre, déclare : « J’en appelle au peuple gitan, Manouches, Sinti, Yéniches, etc. Tout le peuple du voyage, qu’on se mobilise et qu’on monopolise Paris, pas seulement pour une journée, mais pour plusieurs jours... ». Il s’adresse au Président de la République : « Tu as soufflé sur la flamme et c’est tout le peuple gitan qui va se réveiller. Et du haut de ton piédestal, on va te faire redescendre. Tu as attisé la haine, Macron. Ça va être autre chose, là, on va te faire du dégât, et du grabuge ». On notera, pour y revenir, ce qui ressort le plus fortement de ces message : en en appelant à lui, ils constituent les « Gitans », dans toutes ses communautés (Manouches, Yéniches, etc.) en « peuple » ; ils affirment, et actent en l’affirmant, l’existence « d’un peuple gitan » comme force politique. Il faudra s’en souvenir : la nouvelle est d’importance.

Ces appels ont suscité beaucoup d’enthousiasme et quelque inquiétude dans les rangs des Gilets jaunes sur les réseaux sociaux, les « Gitans » apportant un soutien actif inespéré au mouvement ! Il faut garder la tête froide : on retrouve dans le discours de nombreux Gilets jaunes, sur les réseaux sociaux, les mêmes stéréotypes que dans la bouche du Président, mais cette fois sous un jour le plus souvent favorable : les Gitans ont le sens de la famille, ils ont l’esprit communautaire et se déplaceront, c’est sûr, pour Dettinger, et cela va faire mal, très mal, car ils sont les rois de la castagne, ils n’ont peur de rien ni de personne ! Plus de huit sites Gilets jaunes (et un Rassemblement National, voir Le Parisien, 9 janvier) ont d’ailleurs relayé largement, comme s’il s’agissait d’une information véritable, un canular issu d’un site satirique, Secret News, selon lequel les cousins Lopez, les fameux Lopez dont les vidéos avaient fait le buzz, se seraient réconciliés pour se bagarrer à Paris le 12 janvier : « En 2015, David et Djo Lopez, deux chefs de clans gitans rivaux, s’écharpaient par vidéos interposées pour le plus grand bonheur des réseaux sociaux. Mais tout ça est de l’histoire ancienne, aujourd’hui les deux clans se sont réconciliés et promettent de venir soutenir les Gilets jaunes samedi ». Ni David ni Djo ne sont chefs de clans : ce vocabulaire est entièrement déplacé ; en tout cas le canular a pris, alors même que la photo mal trafiquée (on avait peint un gilet jaune sur l’un des fils de Djo) trahissait la plus grossière des supercheries. Un autre site satirique, le 19 février, belge celui-là, Nord Presse, titrait : Macron est foutu : Les Lopez ont enfilé le gilet jaune pour défendre le boxeur, avec le texte suivant : « Les Lopez, gitans célèbres sur internet, ont décidé d’enfiler le gilet jaune pour défendre leur collègue voleur de poules Christophe Dettinger... ». On y voit en fait la photo elle aussi repeinte, d’autres Lopez n’ayant rien à voir avec David et Joe (une autre famille qui s’était manifestée dans le sillage des précédents). Il est à noter que plusieurs commentaires protestent contre le qualificatif de « voleur de poules », jugé tout à fait déplacé.

Au sein même du monde des Voyageurs, ces appels furent sans aucun doute pris très au sérieux. Les associations principales : la FNASAT (Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les Gens du voyage), l’UDAF (Union pour la défense active des forains) et France Liberté Voyage (Milo Delage, voir infra), sans discréditer le mouvement, ont condamné le recours à la  violence(voir le site de France Info). De même, le forain Marcel Campion, tout en se disant solidaire de Christophe Dettinger, a solennellement appelé au calme.

La crainte et l’attente étaient donc très fortes et certains ont ironisé sur la transformation subite de l’image des Gitans : ségrégés, vilipendés, méprisés, moqués, ils devenaient tout à coup des alliés appréciables, estimables et respectables. Soit cette réaction d’une internaute voyageuse, Montaine Riio Hoarau, publiée sur une page facebook de Gilets jaunes (La France en colère) et reprise par le Huffington post : « C'EST MARRANT LES GENS TOUTE L'ANNÉE NOUS CRACHENT SUR LA GUEULE ET MAINTENANT TOUT LE MONDE ET CONTENT DE NOTRE VENU DANS LE MOUVEMENT. ENFIN VENU LE TEMP DE NOUS RESPECTER ? D'ARRÊTER DE NOUS MONTRER DU DOIGT ? DE NOUS INTÉGRÉE ? » (j’ai conservé la graphie  originale). En fait, il s’agit bien de la même image stéréotypée, mais sa valeur tout à coup est inversée. Il faut plutôt dire que la possibilité de cette inversion est inscrite dans la très ancienne ambivalence de la perception des « Bohémiens » par les « Gadjé » : ils sont alternativement et à la fois jugés attirants et repoussants, beaux et laids, francs et rusés, grands seigneurs et voleurs, etc. Au fil du temps et des situations l’image ne cesse d’osciller vers l’un ou l’autre pôle, ou plutôt ne cesse de basculer d’une extrême à l’autre. On doit se féliciter bien sûr du fait que, sur les réseaux sociaux liés au Gilets jaunes, cette image soit devenue et restée à ce jour globalement positive : sont ainsi encensés tour à tour, avec une bonne dose d’essentialisme, le sens de la communauté, de la « famille », de l’honneur, de l’amitié, de la fidélité dont les Gitans feraient preuve...  La reconnaissance aussi, en vérité intéressante, qu’ils constitueraient quelque chose comme un peuple résistant et résiliant.

Aussi, après l’acte IX, beaucoup ont manifesté leur déception : les Gitans n’auraient pas tenu leur promesse car ils n’ont pas déferlé sur Paris. Mais, en fait, comment le sait-on ? Qu’auraient-ils dû faire, et comment auraient-ils dû se montrer pour être reconnus comme tels ? Fallait-il qu’ils déboulent torses nus avec des fusils à pompes dans les rues en criant « la calotte de tes morts, la moelle de tes morts ! » ? En réalité, il y eut sans doute de nombreux Voyageurs parmi les Gilets jaunes ce jour là, mais ils n’avaient rien de particulièrement visible, pas plus que n’étaient remarquables, dans leur apparence, ceux qui avaient d’ailleurs posté les fameuses vidéos d’appel à manifester.

Mais surtout, surtout, ces vidéos montraient toutes, et l’affaire Dettinger en était une preuve supplémentaire, que leurs protagonistes n’avaient pas rejoint subitement le mouvement en réponse à l’arrestation du boxeur. Ils étaient déjà bien engagés dans le mouvement et leurs appels mêmes étaient basés sur une adhésion déjà massive des Voyageurs, mais qui ne serait accompagnée que d’une mobilisation sporadique et prudente, voire timorée. Comme le dit l’un d’entre eux : « Nous aussi on est Gilets jaunes, mais jusqu’à maintenant, en fait, on s’est fait tout petit. On était là, mais pas trop là... ». Cette situation de large soutien, mais de présence jusque là discrète, parfois même timide, est attestée par un article de Street Press du 7 décembre (plus d’un mois avant l’épisode du boxeur) ; le seul article intéressant que j’ai trouvé sur la question. Milo Delage, un acteur connu et reconnu dans le monde des Voyageurs (président de l’association France Liberté Voyage), présent sur les ronds-points de La Roche-sur-Yon, déclare : « On est nombreux àêtre Gilets jaunes depuis le début ! ». Mais il dit aussi qu’il participe aux actions « en tant que citoyen français » : « Sous les gilets jaunes, on est incognito. C’est un mouvement citoyen. On veut la liberté, l’égalité et la fraternité, comme promis ! Et comme tout le monde ! ». Rester incognito, au moins relativement, permet d’éviter les discriminations, voire les poursuites et les arrestations (du reste, des poursuites semblent engagées contre les auteurs des vidéos anonymes que la police n’aura eu aucun mal à identifier à la suite des signalements). Des Voyageurs m’ont raconté– même s’il s’agissait d’une pure rumeur, l’anecdote est très significative – que dans une petite ville du Limousin, la police était allée jusqu’à dire aux Manouches présents sur un rond-point, que les manifestations de Gilets jaunes n’étaient pas pour eux, mais réservées aux « Français » ! On comprend d’autant mieux, dans ces conditions, la réticence de beaucoup à participer activement au mouvement, et la crainte sans doute de se voir rejetés par certains Gilets jaunes eux-mêmes doit aussi jouer. Pour toutes ces raisons, on comprend bien que les Voyageurs adoptent, comme ils l’ont toujours fait dans les conditions difficiles, des stratégies de discrétion voire d’invisibilisation. Il m’apparaît assez révélateur que Dettinger ne se présente pas dans sa vidéo comme « gitan » ni comme « yéniche », mais comme simple « citoyen » Gilet jaune.

Cela n’empêche pas de se montrer aussi, quand on le veut et quand on le peut, pour ce que l’ont est, comme Florent Rapenne, vice-président de l’association La Bohème qui, nous apprend le même article de Street Press, est actif en Mayenne. Rapenne remarque bien que, de toute façon, « quand on arrive avec nos chants et nos guitares, les gens savent ». Il arbore un gilet jaune sur lequel est inscrit : « gens du voyage solidaires du blocage national ». Plusieurs vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux montrent de telles interventions musicales sur les ronds-points (voir, là encore, la page de Street Press). Dès le 1er décembre, un jeune voyageur de 15 ans, Ritchy Tibault avait créé sur Facebook un événement intitulé« Acte IV : Les gens du voyage présents ». Mais la page fut retirée deux jours plus tard, sous la pression d’adultes de la communauté jugeant cet affichage intempestif et illégitime (du fait de  l’âge de Ritchy). Le même Milo Delage dit craindre, aux mêmes dates, si un tel appel était lancé, « qu’on nous remette tout dessus ! ». Aussi, il semble bien que l’affaire Dettinger ait entraîné une sorte de coming out, une sortie du silence et de l’ombre, qui s’est exprimée dans des vidéos dont les auteurs se présentaient cette fois comme « Voyageurs », appelant leur communautéà manifester aux côtés des autres et parmi les autres.

Mais de tels appels à manifester avec les Gilets jaunes circulaient en fait déjà depuis le début du mouvement, portés par des individus connus parmi les Voyageurs. Le 27 novembre, le rappeur Henock Cortès (proche des fameux Lopez) publiait une petite vidéo où il déclarait : « j’appelle toutes les communautés de France, c’est-à-dire la communauté française, juive, arabe manouche, on se réunit tous, et j’appelle aussi aux gens qui habitent en cité, ben voilà les gars, il faut tous aller dans la rue, il faut plus se laisser faire [...] n’importe quelle nationalité de France et il faut qu’on se batte, voilà ». Le 5 décembre, il engageait à durcir le mouvement, demandant entre autre aux prisonniers de se révolter dans les centrales et les maisons d’arrêt, le message se terminant par les mots suivants : « Je suis un patriote, vive la France, vive la Révolution et vive les Gilets jaunes ! Manouche Family ! » (Manouche Family est le nom du groupe d’Hénock. Voir par exemple, Calibre 12, « classique » des places désignées).

Mais dès le 28 octobre, alors que le mouvement était encore balbutiant, Tony Fourmann le Marseillais, l’acteur nain qui a joué dans les films Khamsa et Chouf tournés dans sa ville, postait une vidéo assez drôle, appelant à manifester le 17 novembre[2]. Tony, accompagné du refrain de la chanson Tony Montana du rappeur Kooseyl (Fourmann avait joué dans le clip). Tony arrive à une pompe à essence dans une petite voiture jouet et se met à pester contre la cherté du gaz-oil « de ses morts » : « rendez-vous dans toute la France, qu’on soit Gitans, Arabes, Manouches, mais il faut montrer qu’on est là, même les Français... », ajoutant au sujet de ces derniers : « la pire des races tant que vous voulez, d’accord ! ».

Ces derniers mots, qui sont de la pure provocation humoristique, pourraient faire croire que le manouche Fourmann ne se dit pas français et qu’il a une vision racisée des composantes sociales. Cela n’est pas exact, et le mot de « race » est utilisé ici comme il l’est le plus ordinairement dans les cités et le monde périurbain aujourd’hui, en un sens qui n’est pas racialiste, mais renvoie plutôt à des groupes définis d’abord par leurs identités culturelles (coutumes, modes de vie) et non, en tout pas d’abord, par le sang. C’est cet appel à l’union sacrée dans la lutte que reprendront tous les protagonistes des vidéos postées avant l’acte IX : il faut que tous se lèvent, Arabes, Juifs, Gitans, Manouches, Français (variante : « Rebeus, Babtous, Portugais, Gitans »)… Chacun, pour désigner ces groupes, utilise sa propre nomenclature, preuve qu’elle n’est nullement fixée : ce sont des « races », des « communautés », des « nations », des « peuples ». Cette conception de la société est en fait bien plutôt multiculturelle – pour utiliser un mot que les protagonistes n’utilisent pas – que racisée et le fait qu’il n’y ait pas de terme précis est assez révélateur, selon moi, d’un embarras lexical, voire sémantique : aucun de ces mots ne convient vraiment parce que la réalité qu’ils désignent est proprement niée en France, comme l’implique la notion de République une et indivisible. Du reste, si les auteurs désignent les Français comme groupe hégémonique, à côté duquel on se dit prêt à se battre, ils se disent aussi eux-mêmes français et même souvent (Hénock Cortès par exemple) « patriotes » (l’un des mots empruntés à la rhétorique d’extrême droite que l’on entend beaucoup dans les rangs des Gilets jaunes, associé au drapeau français). Les « Gitans », en particulier les Manouches, sont d’ailleurs toujours les premiers à souligner qu’ils sont eux-mêmes français, souvent depuis des siècles. Mais en effet, pour eux, il y a bien désormais les Gitans français et les Manouches français, et plus généralement les Voyageurs français – ce que beaucoup nomment, on l’a vu « le peuple gitan de France », et les Français tout court, ceux qui les assignent depuis des siècles à un statut de paria (d’où« la pire des races » pour Fourmann, mi provo, mi sérieux), mais avec qui il faut pourtant s’allier.

Une chose par contre m’a beaucoup étonné : dans ces vidéos le terme de « Gadjé » n’est jamais utilisé, alors qu’il l’est sans cesse au sein de la communauté pour désigner l’ensemble des non Tsiganes (et bien sûr aussi les Voyageurs non Tsiganes). Sans doute les auteurs de ces vidéos, et Fourmann le premier, ont-ils voulu s’adapter à un vocabulaire et une nomenclature immédiatement intelligibles par leurs interlocuteurs, mais c’est aussi, me semble-t-il, parce que le fait de s’engager dans la lutte collective conduit les auteurs des appels à se concevoir comme membres d’une communauté déterminée parmi les autres, à côté des autres, et à mettre sur un même plan à la fois les autres groupes tsiganes et les groupes diversifiés de ceux, qu’entre soi, on continue à nommer du terme générique de Gadjé. Quand je dis les autres groupes, je veux dire tous ceux (Yéniches, Gitans, Manouches, « Hongrois ») qui sont implantés en France et possèdent la nationalité française depuis longtemps, tous ceux qui forment le « peuple des Gitans de France », car il en va tout autrement pour les Roms arrivés en France ces dernières décennies des pays de l’est (principalement Roumanie et Bulgarie). Significativement, ils ne sont presque jamais mentionnés dans ces appels (le terme même de Rom est absent), et lorsqu’ils le sont ce n’est que pour s’en distinguer radicalement, voire de manière tout à fait injurieuse et discriminatoire[3]. Ces représentations négatives, voire ce rejet des « Roms » de la part de membres des voyageurs et gitans français ne sont certes pas des nouveautés. Mais ici, de toute façon, ce rejet est une condition pour intégrer ce grand mouvement social qui est aussi – comment ne pas le voir ? – un mouvement national (pas de rond-point sans son drapeau bleu blanc rouge ! pas de manif sans ses tonitruantes marseillaises) et fort peu enclin (je parle par euphémisme) à accepter les migrants de fraîche date, quelle que soit leur origine, en particulier ceux qui n’ont pas encore acquis leur nationalité française. Ainsi ce qui, dans cette lutte, unit les Voyageurs tsiganes aux autres Français, tout en se revendiquant comme « peuple » (mais justement celui des « Gitans de France »), est aussi ce qui les sépare des autres Tsiganes, exclus de fait de ce peuple nouveau[4]. Mais, pour finir, il est cependant important de souligner que l’adhésion au mouvement des Gilets jaunes n’est qu’une stratégie politique et culturelle des Voyageurs parmi d’autres qui suivent leurs cours, comme celle, par exemple qui, par le prosélytisme évangélique, les rapprochent au contraire des « Roms », originaires des pays de l’Est ou y vivant encore, par l’envoi de fréquentes et nombreuses missions, et qui font ainsi sauter allègrement les pasteurs missionnaires par dessus les frontières nationales et leur permet de parler avec effusion de « nos frères roms », qu’ils soient de là-bas ou d’ici.

Jean-Pierre Cavaillé

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[1] Yaron Matras, Romani. A linguistic Introduction, Cambrige University Press, 2002.

[2]Autre vidéo de Fourman : même but et mise en scène comparable (panne d’essence de l’auto jouet...) le 31 octobre.

[3]« ... il y a un espèce d’enculé qui nous a confondu, nous, avec des Roumains. Alors on fait peut-être partie de la communauté globalement, mais on n’est pas des Roumains, nous, ma couille, on fait pas caca dans la caravane nous, ma couille, tu comprends ce que je veux te dire ? On fait caca à 500 mètres de chez nous, tu comprends ce que je veux te dire ? Et on travaille, espèce d’enculé. » (l’une des vidéos publiée dans la semaine précédant l’acte IX). Cette affaire de toilettes dans les caravanes n’est absolument anecdotique, car la première chose, en effet, qu’un voyageur manouche fait lorsqu’il achète une caravane neuve oùà un gadjo est de supprimer les toilettes, jugées insupportables dans le lieu d’habitation. Autrement dit ce qui est reproché là aux Roms est exactement aussi ce que l’on oppose aux Gadjé, lorsque l’on veut montrer qu’ils sont « ialé » (« crus », malapris). Mais ici, il s’agit de s’allier justement aux « Français », en s’insurgeant sur l’amalgame classique entre « Gitans » et « Roms ».

[4] J’ai trouvé une seule occurrence ancienne du syntagme « peuple des Gitans de France », sur un numéro de la Mission Évangéliques des Tziganes et Forains de France, janvier-mars 1960.

Le Limousin des soeurs Coupet

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céline coupet

Céline Coupet en Barbichet

 

De Saint-Léonard-de-Noblat à Montparnasse

 

à propos de : Germaine et Céline Coupet, De Saint-Léonard-de-Noblat à Montparnasse, Nouvelles paysannes et souvenir d’enfance

 

      La Libraria Occitana de Limoges a mis à l’honneur les Éditions Plein Chant de Bassac en Charente qui, depuis 1970, font un travail à la fois d’impression et d’édition remarquable. Une soirée a eu lieu, ce mois de mars, en présence de cet éditeur hors normes qu’est Edmond Thomas. Les livres sont encore exposés. La collection phare de Plein Chant est consacrée à la littérature prolétarienne et paysanne de France et du monde entier et se nomme Voix d’en bas.

     Dans cette collection, un livre extraordinaire (je pèse le qualificatif !), paru en 2006, présente trois récits d’enfance limousine au féminin dans les premières années du XXe siècle. Il s’agit de deux longues nouvelles (Village et Didi) écrites et publiées dans les années 30 par une modèle et artiste, Germaine Coupet (1892-1952), et d’un récit autobiographique inédit, parfaitement complémentaire, dûà sa soeur cadette Céline (1894-1969). Ce troisième texte, en effet, permet de revenir sur les deux autres en livrant un autre regard sur tous les sujets abordés dans les deux fictions, caractérisées par un réalisme cru, cocasse et parfois terrible. Née à Champnétery près de Saint-Léonard de Noblat[1], dans une famille pauvre (les Roudeau) voire même misérable après la mort accidentelle du père, Didi est une fille intrépide, qui se bat avec les garçons, se rit de tout et n’a peur de rien ni de personne, une sorte de Fifi Brin d’Acier limousin, sauf que rien de ce qui lui arrive, viol compris, n’est enjolivé, mais au contraire conté avec le plus grand souci de vraisemblance et même d’exactitude descriptive, tellement d’ailleurs qu’il est très difficile de ne pas lire ces textes eux-mêmes comme des récits autobiographiques à peine déguisés. Ils restent pourtant des fictions. Le récit de vie de Céline sa soeur – qui connaissait ces textes, même si elle ne les cite pas –, restitue une partie du contexte familial et des coordonnées biographiques de ces fictions, mais d’un autre côté, étonnamment, beaucoup plus que les nouvelles de sa soeur, cette histoire vraie voisine plus d'une fois avec le fantastique. Ainsi Céline rapporte-t-elle comment sa mère affirmait être restée analphabète pour avoir vu, derrière une porte interdite du couvent où on lui faisait l’école, des corps de religieuses pendues au plafond par les cheveux !

     La manière dont Céline voit sa soeur, correspond en tout cas assez exactement au portrait que Germaine fait d’elle-même à travers le personnage de Didi. Mais la vie décrite par la cadette, elle aussi douée d’un incontestable talent narratif, est plus dure et plus âpre encore, celle qu’elle a vraiment vécue, séparée de sa famille, après la mort du père tailleur de pierre, louée comme bergère et servante chez une horrible femme qui tenta même de la jeter dans un puits, puis travaillant comme femme de ménage dans une auberge de Saint-Léonard[2] où un client « journaliste » (correspondant pour un journal limousin), lui apprit un peu àécrire, car elle n’avait suivi que très peu l’école, et ainsi de place en place de bonne d’enfants et à tout faire, jusqu’à ce qu’elle quitte, à 17 ans, une place exécrable dégotée à Châteauroux  pour rejoindre sa soeur à Paris. Car Germaine, après une vie de louage en tout point similaire[3], avait gagné la capitale pour y devenir bonne, mais par un concours de circonstances raconté par Céline, elle s’était retrouvée, conduite par un inconnu (sans doute Henri-Pierre Roché, l’auteur de Jules et Jim) chez Marie Laurencin, qui la recueillit et la fit poser pour ses tableaux. Comme elle lui avait raconté sa courte mais si dense, difficile et quelque peu rocambolesque vie – Germaine, comme en témoigne ses deux nouvelles, étant une conteuse née –, quelqu’un, parmi les artistes et écrivains présents, aurait dit, selon Céline : « Quelle existence ! »[4]. Et ce fut sous ce nom qu’elle fut désormais connue, devenant modèle professionnelle, signant aussi Existence des dessins et tableaux sur la vie paysanne[5], ainsi que les deux nouvelles à leur parution, en 1931 (Didi) et 1939 (Village). C’est pourquoi d’ailleurs, Michel Ragon, qui consacre quelques lignes àVillage dans son Histoire de la littérature prolétarienne en France, ne la connaît, encore en 1974, que sous ce nom, tout comme l’anthropologue Claudine Vassas, qui republiera Village une décennie plus tard, consacrant à la nouvelle un texte très intéressant[6]. Céline elle-même devint modèle professionnelle, après une première séance de pose traumatique et perverse à l’Académie Colarossi.

     Ainsi les deux soeurs ont-elles fréquentéà Montparnasse, avant et après la guerre de 14, la société cosmopolite et festive des artistes et écrivains qui y vivaient. Il nous reste d’ailleurs d’incroyables photos des fêtes d’avant-guerre. Germaine, pourtant, à l’âge de 20 ans à peine, plantera Paris pour retourner à Saint-Léonard, où elle épouse un homme, Antoine Bayle, que la guerre va tout de suite tuer. Céline, avant même la fin de guerre, après la anissance de leur fille Line, épouse le peintre et sculpteur américain Cecil Howard. C'est à New-York qu’elle écrira vers la fin de sa vie ses souvenirs limousins et le début de sa vie parisienne. Germaine reviendra à Paris poser encore et elle y épousera en 1926 le peintre Maurice Taquoy. Une chose très émouvante est la fidélitéà leur mère, la « mâé » (mair) des récits de Germaine, qu’elles installeront à Vanves, en région parisienne.

     Toutes ces informations, données dans le livre par les préfaciers (Martine et Bertrand Willot)[7] et glanées chez Céline, me semblent importantes pour appréhender ces textes des deux soeurs, qui resteront à ce point attachées, liées à leur enfance limousine, qu’elles voudront l’une et l’autre la saisir par l’écriture et, pour Germaine par la peinture aussi et le dessin. Car Existence n’a rien publié d’autre que ces deux nouvelles et Céline, arrivée aux années parisiennes, interrompt brutalement son autobiographie. Comme si écrire, pour toutes les deux, n’avait de sens que d’entretenir la mémoire de cette enfance et de leur prime jeunesse, sans rien laisser échapper de sa magie, de sa drôlerie et de sa cruauté. On sait par Jean Vertex qu’Existence récitait déjà des poèmes sur le même sujet dans le cabaret montmartrois du Lapin Agile, avant même de s’installer à Montparnasse (et donc sans doute avant l’arrivée de sa soeur)[8]. Germaine dit, dans Village : « l’enfant le plus innocent est un monde de mystère, de perfidie et de dissimulation ».

     Mais l’étrangeté, plaisante ou inquiétante, et la dureté sont la matière même de la réalité rurale, telle qu’elle est vue et vécue d’en bas par les derniers, tout derniers maillons de la chaîne sociale ; car qui y a-t-il de plus ultime, exposé et démuni que des enfants pauvres de sexe féminin obligée de travailler loin de leur famille pour gagner leur vie ? Les deux petites filles au regard perçant sont confrontées à toutes les bizarreries et folies des adultes, aux injustices de condition, à l’exploitation à outrance des enfants, aux abus sexuels. Lors d’une scène de ménage sanglante, la mère et les enfants doivent se réfugier dans une grange, un vieux toqué n’a d’autre plaisir que de percer les oreilles des petites filles, le député, remonte sa main entre les cuisses de Didi, un client du bistrot donne à la très jeune servante un livre contenant des « leçons d’amour »...

      Sans doute, la liberté de ton, le parler net et sans détour, la distance ironique est-elle à mettre en relation avec le type de vie et les fréquentations des soeurs Coupet à Paris, ce monde d’artistes bien peu conventionnels, à l’esprit critique aiguisé, mais qui, nanti d’un considérable pouvoir symbolique, pratiquait aussi spontanément la stigmatisation culturelle et sociale (on le verra). Cet univers cultivé, polissé, fantasque avait sa part de violence et de cruauté, le viol, comme le montre bien Céline, menaçant à chaque pas les modèles d’atelier. Du reste, c’est bien sûr un tel public que vise Existence lorsqu’elle écrit ses nouvelles, un public devant lequel on peut appeler un chat un chat, mais pour lequel aussi il va de soi que les « campagnes limousines »étaient et sont restés encore « sauvages et insociables » (Village). Il n’en demeure pas moins qu’elle ne tombe pas dans le pittoresque, du moins pas dans le pittoresque attendu, pas dans le cliché, car elle cherche à rester la plus fidèle possible aux réalité sociales qu’elle décrit et à la culture paysanne qu’elle a partagée dans son enfance. C’est à ce titre que son travail relève spontanément de ce que Daniel Fabre appelait l’anthropologie autochtone ou, si l’on veut, plus modestement, de l'ethnographie indigène, certes passée au crible de la mémoire et sous le couvert de la fiction. En tout cas, sa moisson est riche : la noce paysanne dans les toutes premières années du siècle ; la coutume du renard mené en laisse pour la quête des oeufs et sauvagement massacré ; les allusions précises aux médecines magiques traditionnelles (l’usage de la pierre de vue et de guérison, la « tassero » [tassera]) ; la tradition des « chandelous » (Notre-Dame de la chandeleur) ; la peur des « tornes » [tornas] ou revenants ; la vision fatale de la chasse volante ; des comptines ; des allusions précises au répertoire de sa mère grande conteuse et chanteuse, qui connaissait une version en trente couplets des Amours de Damon (la célèbre complainte de Damon et Henriette, bien présente dans la Biaça de l’IEO dau Lemosin), etc. « On vivait, écrit-elle, dans le merveilleux avec naturel. Chacun avait toujours une histoire ‘arrivée à lui-même vous parlant’, et les plus invraisemblables étaient crues », ou du moins, ajouterai-je, faisait-on au moins semblant d’y croire. Mais Existence est aussi tributaire de son auditoire, aussi lui importe-t-il d’insister plutôt sur la crédulité superstitieuse des Limousins – superstition est le mot qu’elle utilise – que sur leur incrédulité pourtant tout aussi bien plantée. Le père de Didi est d’ailleurs décrit comme mécréant et laïcard, et étonnamment, la narratrice porte un oeil critique sur ses comportements anticléricaux et ses dérives de « politicare » radical. Mais cela montre que les choses changent, et changent vite. Aucune des coutumes décrites n’est saisie dans l’intemporalité du folklore, mais comme muable, discutée, contestée[9].

     Cette tension, voire contradiction constitutive entre le pays et le lieu (géographique et social) d’écriture, entre la fidélitéà la chose vécue et le désir de plaire au destinataire privilégié, voire de se montrer même de connivence avec lui, est particulièrement visible dans le traitement qu’Existence réserve au « patois ». Elle parsème ses deux nouvelles de mots en occitan limousin, récite en entier la comptine pour faire voler la coccinelle, énonce quelques phrases bien senties : « Moussur est bien boun per nous » [Mossur es bien bon per nos]... Mais le « patois » signale d’abord l’infériorité sociale et l’ignorance de ceux, ou plutôt de celles (car ce ne sont apparemment que des femmes) qui ne parlent que lui... Ainsi, l’un des meilleurs passages de Villages, à la fois longue nhiorle et très fine analyse, est-il celui où Didi, qui est un peu allée à l’école, est promue traductrice de sa mère et de sa tante, en visite chez un oncle lointain, riche propriétaire de vignobles en Dordogne. Le comique, car les scènes décrites sont vraiment irrésistibles, repose sur le fait, comme le dit si bien la narratrice, que « la politesse paysanne » joue « à l’inverse des usages mondains ». Cette incompréhension cependant, au  niveau le plus basique, vient ce que les deux femmes, « ne parlaient pas le français et le comprenaient fort mal » et qu’en retour, l’épouse de l’oncle ne les comprend pas non plus. Dans le train déjà : « honteuses de ne savoir que le patois, elles se taisaient si obstinément qu les autres voyageurs les prirent pour des muettes ». Devant l’oncle Trentalot qui prétendait faire de l’huile avec des noix (qui pourrait-il croire une chose pareille ?), « jamais la Bigournelle, qui était dans le commerce, n’avait tant regretté de ne pouvoir s’exprimer qu’en patois. Autrement, elle lui aurait répondu à l’oncle ». Didi elle-même ne fait pas illusion, car son « parlait un français qui écorchait littéralement les oreilles de Mme Trentalot. – Ma tante, mes pieds sont crevés de chaleur ! ».

     On rit donc, du mauvais français de la jeune Didi, on rit de ce monde où certaines ne connaissaient que le « patois ». D’ailleurs au passage, Germaine force beaucoup le trait, car sa mère, la vraie connaissait la langue de Molière, comme le prouve bien sa connaissance des 30 strophes des Amours de Damon. Le bilinguisme, en 1900, étant bien installé dans les campagnes limousins. A la fois, ce « patois », il faut le souligner, n’est nullement réduit à un minable et ridicule moyen d’expression : « Le patois et l’accent limousin, écrit Existence, se prêtent on ne peut mieux à l’invention orale. Le conteur le moins adroit mime et suggère comme un comédien pourvu de talent. Les paysans sont de grands imaginatifs qui s’ignorent ». Cela est une façon de reconnaître que, si elle-même possède quelque talent de conteuse, elle le tient du « patois », ou du moins de l’usage conté du « patois », tel que sa mère surtout le lui a transmis. Aussi, en traduisant Didi en limousin, Jan dau Melhau fait, oui, réapparaître le palimpseste linguistique de l’oeuvre, pourtant énoncée et pensée en français pour un public francophone, ce qui veut dire aussi que ce palimpseste bien sûr est fatalement réinventé. Cela n’enlève rien, certes, sous la plume de Melhau, à son intérêt et à sa qualité[10].

     Car, dans cette oeuvre française, le patois reste du patois (je renonce moi-même aux guillemets !), une langue qui ne saurait être littéraire, au sens de la littérature écrite, et donc qui n’est pas une langue tout court, du point de vue de l’idéologie linguistique si bien partagée selon laquelle seule l’existence d’une littérature écrite fait exister une langue. Et il est bien sûr que les soeurs Coupet n’ont pas connu ni apparemment cherchéà connaître la littérature en limousin ; leur patois était celui, exclusivement, de la langue orale.

     Line, la fille de Céline témoigne du fait que lorsque les deux soeurs et leurs mères se retrouvaient en région parisienne, elles parlaient exclusivement patois lorsqu’elles se rencontraient. Son petit fils, Yves Beneyton, dit qu’elle « a enchanté [son] enfance d’histoires et de chansons en patois ». On voit que les représentations hélas n’ont pas changé et qu’elles survivront à la langue qui se meurt[11]. Le patois est resté viscéralement attachéà la condition sociale de ses locuteurs, tant est si bien qu’il est d’abord, pour les jeunes bonnes et serveuses limousines fraîchement arrivées à Paris, le signe, charmant pour les uns, ridicule pour les autres, d’une appartenance au plus subalternes des mondes subalternes. Germaine écrit, au sujet des compagnes de travail de Didi dans un bistrot parisien : « Les jours de gaieté, elles imitaient l’accent limousin en passant leur commande à travers le portillon. Didi en souffrait. Il y avait même parmi elles une payse qui avait renié Didi un jour qu’elle lui parla patois ».

     Or Céline, dans son autobiographie, décrit un épisode où Germaine elle-même, justement, se comporte avec elle, de façon beaucoup plus cruelle encore. Elle décrit en effet son arrivée chez sa soeur à Paris, en ces termes : « Ma sœur a commencé de dire que ce n’était pas sans mal si j’étais là. Je lui ai dit en patois de se taire, ce qui les a beaucoup fait rire disant : ‘Mais c’est joli, continuez de vous parler comme ça. Germaine pourquoi nous avoir caché que tu savais un si beau langage ?’ ». Pour la mettre à l’épreuve et se moquer d’elle, cet aréopage mondain bohème lui tend des pièges, comme Germaine le lui avoue ensuite : « On s’est amusé comme des fous à l’idée de voir ton embarras devant toutes ces choses que tu n’avais jamais mangées [du homard !], ni mêmes vues. Et quand on a passé les petits bols avec de l’eau, ça s’appelle des rince-doigts, eh bien, on espérait tous que tu boirais dedans et on avait le fou rire. Mais je dois dire que tu as été formidable et tu les as rudement épatés. C’est comme pour le théâtre, ils pensaient que tu allais rire très haut et applaudir à tour de bras mais chacun m’a dit à part : ‘Ce n’est pas possible tout ce que tu nous a raconté sur la vie que ta sœur menait jusqu’ici, pour une fille qui arrive de sa campagne, il n’y a rien à dire’. J’étais très triste et j’ai dit à Germaine que je la remerciais bien de m’avoir donnée en spectacle à ses amis en espérant qu’ils riraient de moi. Elle m’a répondu qu’elle n’y avait pas pensé avant, mais seulement maintenant que je lui faisais remarquer ». Elle termine en disant : « Germaine n’a jamais penséà quel point elle me torturait ».

      Dans ce passage tout est dit, tout ce à quoi le patois reste inexorablement attaché, qu’il soit jugé charmant ou/ et ridicule, et Germaine rejoue, avec une candeur feinte, les mêmes humiliations qu’elle avait subies elle-même à son arrivée dans la capitale. Or, dans le récit de Céline, je ne peux m’empêcher de mettre cet épisode en relation avec un autre qui, apparemment, n’a pourtant rien à voir. Céline, à Paris, devint la grande amie d’une modèle noire, Aïcha Goblet, mise à l’honneur parmi d’autres par l’exposition qui se déroule en se moment au Musée d’Orsay : Le Modèle noir. Mais, lorsqu’elle la connut, elle se nommait Madeleine. Céline et Madeleine étaient inséparables, elles se louaient ensemble pour des séances de poses, ce qui servait à se prémunir opportunément de l’éventuelle prédation sexuelle des peintres. On les appelait « la noire et la blanche ». Madeleine avait un père martiniquais, mais sa mère était blanche, elle était née en pays flamand, près de Roubaix et le peintre Jules Pascin l’avait amenée à Paris alors qu’elle était écuyère dans un cirque. Elle initia Céline à« l’argot des cirques », marqué par la présence d’un vocabulaire issu du romani, pour pouvoir échanger dans la rue sans être comprises. Madeleine elle-même, que l’on décrivait toujours comme une parfaite martiniquaise, disait qu’elle se considérait d’abord comme une Flamande[12].

     Or voici comment Madeleine devint Aïcha, selon Céline. Le graphiste Umberto Brunelleschi avait dit à Madeleine : « ‘je vais vous montrer une photo de vous que j’ai faite en Algérie’. La photo était d’une ressemblance étonnante. – Mais dit Madeleine, je n’ai jamais été en Algérie. – Cette fille s’appelle Aïcha et c’est comme ça que tu vas t’appeler. Madeleine est un nom idiot pour une fille de ta couleur, voilà ta photo et non nom. Toutes nos connaissances ont applaudi le nom d’Aïcha et petit à petit on lui a fait changer sa façon de s’habiller et ça allait beaucoup mieux avec son genre de beauté. » Elle ne fut depuis jamais connu que sous le nom d’Aïcha. Ainsi en allait-il des approximations orientalisantes : un prénom d’Afrique du nord était jugé parfait pour une Martiniquaise des Flandres, et tous ces artistes à l’esprit libre et délié, qui ne voyait aucun inconvénient à fréquenter une femme de couleur ou des filles à peine sorties du fin fond du Limousin ou du Berry, applaudissaient.

     That’s all Folk, je vous laisse tirer la morale de l’histoire et de la comparaison avec le bizutage de Céline par Germaine et ses amis...

 

Jean-Pierre Cavaillé

 

Cecil_Howard_-_Souvenir_du_bal_Julian_1914_a

Cecil Howard - Souvenir du bal Julian 1914 - atelier du peintre Harry Lachman

Céline est à gauche assise en tailleur et Germaine derrière elle à droite. Cecil Howard joue de la flute


[1] C’est ce que l’on apprend dans Didi. Dans Village, il est question d’un Saint-Martial, qui cache en fait Saint-Léonard.

[2] C’est déjà sa soeur qui lui céda une place à l’hôtel-restaurant Bigas : la patronne se demandant si son mari allait accepter la petite nouvelle voici ce que lui rétorque germaine, Gelon Céline : « Monsieur Bigas, dit ma sœur, je suis sûre qu’il s’en fout ». Je devins rouge comme une tomate et dis à ma sœur en patois : « comment oses-tu répondre comme ça ? » Elle se tordait de rire en disant : « Débrouillez-vous, moi je m’en vais ». p. 255.

[3] Cela se déduit de quelques indications de Céline, et on l’imagine aisément à la lecture de ses nouvelles, mais hors de ce que nous livrent ces fictions à la troisième personne (Didi est un personnage et non la narratrice, nous sommes au plus loin de l’autofiction contemporaine), nous n’en connaissons nullement le détail.

[4] Selon Jean Vertex (voir infra, n. 7), ce serait Frédéric Gérard, le patron du Lapin Agile qui lui aurait donné ce nom.

[5] Une exposition présentant certaines de ses oeuvres a eu lieu en 2018 àVicq-sur-Breuilh, au Musée Cécile Sabourdy.

[6] Existence, Village, suivi par Les regards du peintre de Claudine Fabre-Vassas, Carcassonne, Garae/Hesiode, 1986.

[7] Je fais ici un voeu pour la composition d’une véritable biographie historique de ces deux femmes exceptionnelles.

[8]« On rencontrait aussi au Lapin Agile une curieuse fille dont on ignorait le nom et le prénom et qu'on appelait " filasse " en raison de sa chevelure de chanvre. Elle était modèle d'atelier et, à temps perdu, écrivait et récitait des vers. Ce n'était pas de la mauvaise poésie, loin de là ! Fraîche, naïve, bucolique, on la sentait commandée par une sincérité touchante qui contait les malheurs et les rêves d’une petite bergère du Berry [sic !], orpheline et maltraitée par les fermiers chez qui l’Assistance Publique l’avait mise "à condition" pour garder les vaches. Ses poèmes contenait toute la misérable aventure de "Filasse" dont l'enfance s’était écoulée parmi les aumailles.
Frédé [Frédéric Gérard] lui demandait, sa récitation terminée, de relater et de commenter les incidents qui motivaient ces piécettes. Alors elle nous expliquait ses malheurs d’antan avec des mots simples, sans effet oratoire, ce qui faisait s'exclamer l'auditoire.

- Quelle existence !

Si bien que le sobriquet lui resta, Frédé l’ayant baptisée : Existence.

Or, un jour, un rapin l’enleva et l’emmena à Montparnasse d’où elle nous revenait de temps en temps. Finalement je perdis sa trace et nul écho ne me vint d'elle pendant vingt ans. Je n’eus de ses nouvelles que l'an dernier », Jean Vertex, Le Village inspiré, 1950. Lorsqu’on a lu ses deux nouvelles, on a beaucoup de mal à imaginer que sa poésie, hélas perdue, fût « naïve » et « bucolique », ou alors en un sens bien spécial ! Mais cela nous apprend beaucoup sur la réception à Paris, en ces temps là comme aujourd’hui d’ailleurs, de tout ce qui touche à la vie rurale.

[9] Par exemple : la « récolte d’œufs au bourg fut médiocre. Le curé et l’institutrice refusèrent la dîme du renard sous le prétexte d’une coutume barbare qui devait disparaître », Village.

[10] Germana Copet, La Didi. Revirat per lo Jan dau Malhau, Meuzac, Lo Chamin de Sent-Jaume, 2007.

[11] Il nous faut nous y résoudre, en parlant de langue et non de patois, nous ne serons jamais autre chose que la mauvaise conscience de l’idéologie linguistique dominante, qui demeure on le voit inentamée.

[12] Voir en ligne l’article de Michel Fabre.


Après l’incendie

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Que reste-t-il de la « lenga que tant me platz » ?

           J’ai lu, comme vous peut-être, un article de Michel Feltin-Palas paru dans l’Express intituléLes langues de France, ces cathédrales oubliées. Il y compare le grand élan national pour la reconstruction de Notre-Dame de Paris ravagée par l’incendie, galvanisé par tous les médias et représentants politiques unanimes  (nulle voix discordante, même Mélanchon, n’a pu contenir son émotion, lui qui dénonce la soi-disant mariolâtrie du drapeau européen!) au désintérêt total voire à l’hostilité ouverte manifestée par ces grands défenseurs du patrimoine à l’égard des langues régionales désormais moribondes. « Pourquoi, écrit-il, [...] laissons-nous un autre feu ravager dans une indifférence générale les langues du beau pays de France ? Un incendie qui flambe depuis des siècles et aura bientôt terminé son oeuvre. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’ensemble des experts ! Si rien ne change, toutes les langues minoritaires de métropole auront disparu d’ici à la fin du siècle - toutes. »  Feltin-Palas connaît par avance l’inévitable objection : comment oser comparer un « chef-d’oeuvre de l’art occidental »à de « vulgaires patois » ? Certes les arguments ne manquent pas pour contrecarrer ce qu’il nomme lui-même une « propagande » multiséculaire : « Le breton est une langue celtique qui rappelle celle des Gaulois. Le méconnu francique mosellan est la langue la plus proche de celle de Clovis. Les langues d’oc[1] ont produit depuis le Moyen-âge une oeuvre littéraire exceptionnelle. Le basque est une langue non indo-européenne, ce qui le distingue de tous les autres parlers du continent ou presque », etc.

            Mais voilà, ces arguments, que nous avons tenté de porter, encore et encore, appuyés sur d’irréfutables bases linguistiques et historiques, ne sont pas audibles en France, comme du reste toutes les bonnes raisons visant à montrer l’importance de tout ce que l’on regroupe désormais sous le vocable de « patrimoine immatériel ». Il ne le sont pas, au sens où ils paraissent contredire la religion d’État et la morale citoyenne qu’elle promeut ; il n’est pas, il n’est plus politiquement correct de revendiquer une quelconque particularité, un quelconque particularisme culturel en ce pays. Car cela s’appelle communautarisme et cela est honteux et inacceptable. La légitimité, certes très limitée et hyper contrôlée des expressions culturelles régionales que permettait l’articulation sous la troisième République des petites patries à la grande, n’existe même plus, comme a disparu l’idée de concessions inévitables aux cultures régionales que semblaient impliquer les dispositifs de (pseudo)décentralisation. C’est cela aussi que signifie l’incroyable unanimisme autour de Notre-Dame : il célèbre, symboliquement, le lieu du pouvoir souverain, il célèbre Paris capitale ; car jamais les journalistes et politiciens réunis n’auraient contribuéà un tel tsunami émotionnel ailleurs sur le territoire français pour aucun autre bâtiment. Je suis assez vieux pour me souvenir vaguement de l’incendie de la cathédrale de Nantes en 1972 ; il fut traité comme une fait divers purement local et c’est à peine si l’information fut reprise dans la presse nationale. En fait, ce que célèbre l’ostentatoire et magnifique émoi pour l’incendie Notre-Dame est justement, en contrepoint, ou plutôt en négatif, le nécessaire sacrifice de tout particularisme culturel local (provincial, régional, cela veut dire exactement la même chose), au culte des symboles nationaux, qui par définition ne sauraient être que de Paris (Notre-Dame, Tour Eiffel, Arc de triomphe...) ou de ses environs immédiats (Versailles en fait, et c’est tout). Il s’agit de créer la fiction d’une unité et unanimité politique de la nation, dans le sacrifice consenti de toute forme de différenciation culturelle.

          Bien sûr cela est un déni total de réalité, car la diversité culturelle et linguistique, que les grandes et petites vagues migratrices ont porté en France depuis tant de temps, est indéniable et elle se vit au quotidien, en privé et en public, malgré une cécité et surditéà toute épreuve des institutions publiques. Ces langues, ces cultures vivent dans un pays qui refuse obstinément de les reconnaître (presque aucun enseignement des langues de l’immigration à l’école, etc.), parce qu’elles entretiennent des liens étroits avec leurs territoires d’origine et aussi, il faut le souligner, entre elles. Certes ces  particularités culturelles et linguistiques sont-elles invariablement utilisées pour stigmatiser les nouveaux ou anciens migrants. La plupart d’entre eux en payent socialement le prix fort. Au moins leurs attaches transfrontalières leurs permettent-elles de se construire des identités à la rencontre des cultures d’origine et de la culture d’accueil, à la rencontre également des autres cultures issues des migrations. Les productions culturelles, savantes ou populaires, nées de ces contacts sont multiples et souvent remarquables. Il existe un multiculturalisme largement accepté et pratiqué par une partie conséquente des classes populaires qui dément par les faits l’idéologie républicaine unitariste. C’est d’ailleurs l’une des leçons du mouvement des Gilets jaunes, dans lequel des appels à l’union revendicatrices des communautés ont été lancés (voir ici Comment et de quoi parlent donc les Voyageurs Gilets jaunes ?).

           Mais il en va tout autrement pour tous ceux qui tentent de faire vivre des éléments de cultures locales et régionales, de soutenir et pratiquer les langues minorées souvent qualifiées d’ « historiques » (non sans abus, car les autres langues ne sont pas moins historiques, évidemment !). Nous n’avons pas, nous n’avons plus d’hinterland où puiser, où nous ressourcer, hors de notre seule mémoire, mémoire privée, mémoire clandestine, puisqu’il ne nous a jamais été permis d’écrire notre propre histoire et de lui conférer la moindre légitimité institutionnelle. Nous sommes ainsi coupés de notre propre histoire, qui n’est pas sensée exister (« Perque m’an pas dich a l’escòla ? » : la chanson composé par Marti en 1969 est plus que jamais d’actualité) et de nos propres territoires humains, du fait de la raréfaction des locuteurs et du déficit de reconnaissance publique, à quelques exceptions près. Et – pourquoi le nier ? – nous sommes démunis face au double rouleau compresseur d’une part de la culture nationale fabriquée par Paris ou imitée de Paris (scènes nationales, Dracs, Fracs, télés, radios nationales et locales...) et, d’autre part, d’une culture mondialisée et déterritorialisée, de partout et de nulle part, qui nous est en fait moulinée par les mêmes médias qui nous abreuvent de propagande tricolore. Il est en effet effrayant de voir et d’entendre comment, jusque sur la plus modeste des radios locales (certes à quelques exceptions associatives près), se trouvent conjugués cocoricos ronflants, soumission la plus veule aux modèles culturels mondialisés et négation ou du moins dénigrement des éléments de culture locale.

          La force des cultures urbaines irriguées par les flux migratoires, en France comme ailleurs, est de parvenir à s’approprier, à déconstruire et à détourner ces modèles imposés par le marché médiatique, en puisant à la fois dans le patrimoine importé« du pays » et dans des formes internationales alternatives. De telles expressions culturelles, musicales surtout, ont en fait aussi longtemps existé, à la campagne comme en ville, qui fusionnaient des éléments de culture transcontinentales (jazz, rock, reggae, rap) et des formes linguistiques et musicales minorées, ancrées dans l’histoire et la mémoire locale. Elles existent encore, et elles sont parfois très brillantes, bien vivantes, y compris dans les cultures d’oc (voir par exemple ici, mes notes sur le Le festival occitan de Saint-Juéry). Mais jusqu’à quand resteront-elles possibles, je veux dire désirables pour un public, jusqu’à quand seront-elles audibles, ne fût-ce que dans leur cantou[2], leur « niche », comme disent les communicants cynophiles  ? Jusqu’à quand auront-elles d’ailleurs un public ? La question se pose, comme elle se pose non seulement à tout créateur en langue minorée, mais pour chacun des locuteurs : jusqu’à quand trouverai-je des interlocuteurs, et ne serai pas contraint de me taire, ou de ne me parler qu’à moi-même ? Nous en sommes-là. L’autre jour une vieille romni manouche répondait en romenès (sans contredit possible l’une des langues de France les plus méconnues et délaissées) à une autre qui se plaignait de n’avoir plus personne à qui parler sa langue parmi ses enfants et petits enfants : « moi je parle au mur s’il le faut, mais je parle ! » : « rako mit o mavro te togel les, mé rako ».

            Cela m’a beaucoup touché, je me suis senti si près d’elle, et j’étais proprement admiratif devant une telle fermeté dans l’affirmation de la beauté, de la dignité de sa propre langue, en l’absence pour le coup totale, absolument totale de reconnaissance de l’existence  même de quelque chose comme d’une langue de la part des générations de gadjé bien intentionnés, travailleurs sociaux, prêtres[3], médecins, policiers et autres, qu’elle a vu défiler sa vie durant, et qui se sont acharnés, en pure perte, à tenter de la détsiganiser. C’est aussi qu’elle peut encore compter, malgré sa difficultéà trouver des interlocuteurs, sur un système de valeurs relativement autonome dans sa propre communauté, où la langue demeure, malgré tout, une puissant élément identitaire reconnu comme tel par tous, même si chaque jour un peu plus, la pratique de la langue est érodée et corrodée par la scolarisation (car il faut le dire, son rôle parfaitement assumé est de favorisé la substitution du français au romani), par les médias de masse franco-globish, beaucoup plus efficaces sans doute que toutes les écoles du monde, et par les prêches des curés et des pentecôtistes (tous, sauf exception, en français).

          Quant à nous, nous sommes dans une situation en fait plus difficile encore, même si nous avons des dictionnaires, des livres, un semblant d’enseignement même en certains départements ou villes (mais apparemment pas pour très longtemps), nous pouvons encore nous appuyer sur tout un réseau associatif encore debout. Mais cela est très difficile, parce que notre propre société, à la différence de la leur (je parle ici toujours des Manouches auxquels il est très utile de se comparer), s’est laissée convaincre depuis longtemps que ce qui fait de nous des citoyens français est la maîtrise de la langue de Racine et de Macron, et non certes la capacité de parler l’un de ces « patois » ridicules et maudits dont les vieux ont fini par comprendre, au tournant des années 50 du siècle dernier, qu’il ne nous serait plus dans la vie qu’un inutile fardeau. Nous en sommes donc réduits à mendier autour de nous l’improbable parole des rares humains qui la possèdent encore, àécouter de vieux enregistrements, des enregistrements de vieux, à lire de vieux livres de vieux auteurs... Et avec cela à tenter de faire du neuf, de parler et d’écrire nous-mêmes, taraudés par le lancinant « à quoi bon ? ».

            S’il y a de tout cela une leçon à tirer, c’est que l’unique issue, en l’absence de mouvement de revendication collectif (celui-ci semble s’être évaporé dans l’air du temps) capable de porter nos droits culturels et linguistiques, est de constituer si on le peut et tant qu’on le peut, des réseaux de communications ouverts où nos langues aient leur place, à l’oral comme à l’écrit. De tels réseaux pourtant ne sauraient suffire à engager auprès des enfants la transmission que la famille n’assure plus, et l’école, par décision ministérielle, de moins en moins (elle ne le fit d’ailleurs jamais que de manière volontairement ultra limitée et ultra marginale). On le voit bien en Limousin : là où la transmission familiale, sauf exception militante, n’est plus qu’un lointain souvenir, là où il n’existe plus aucun enseignement, il n’y a plus du tout, plus aucun enfant capable de parler, ni d’ailleurs de comprendre. L’école n’est pas suffisante, certes, mais sans elle, qu’es chabat e ben chabat. Je devrais donc dire qu’il faut absolument se battre pour maintenir l’enseignement qui existe encore et réclamer des ouvertures de classes, mais je n’y arrive plus. De toute façon, en Limousin au moins, il n’existe justement plus rien (ou disons presque plus rien) et il n’y a donc plus rien à défendre. La naissance de la grande région Aquitaine n’y a rien changé, rien (lire ici : Le Limousin existe-t-il encore ?). Et puis, au-delà, la seule manière dont tous partis politiques réunis, ou presque, en France réagissent aux affaires de Catalogne, ou dont ils considèrent les revendications par les Corses de l’officialité de leur propre langue, me conduisent au plus grand pessimisme. Car ce n’est hélas pas quelques drapeaux occitans et bretons dans les manifs de Gilets jaunes qui vont y changer quelque chose, même si j’ai eu à Toulouse, le 13 avril dernier (acte 22 !), juste avant le gazage général – par mesure de répression préventive –, le plaisir d’y entendre une carmagnole occitane qui m’a – oui – revigoré.

Jean-Pierre Cavaillé



[1] Hé oui, vous avez bien lu, Feltin-Palas, comme tant d’autres, substitue la formule « les langues d’oc », mot d’occitan, alors qu’il désigne toutes les autres langues au singulier (« le » basque, « le » breton, « le » corse), alors que celles-ci sont bien sûr tout autant travaillées par les phénomènes de dialectalisation et de variation et à ce titre devraient aussi être, selon la même logique, dites au pluriel. Cela donne à réfléchir. Nous savons combien, depuis en fait que s’est répandu son usage pour désigner l’ensemble des parlers d’oc en tant qu’ils forment une même langue, le mot d’occitan, au singulier, irrite et effraie du fait de l’étendue territoriale concernée. Il est sans doute rassurant, pour l’unité englobante de la France, de découper cet ensemble linguistique en unités aussi discrètes et restreintes que possible, en égrenant les dialectes et sous-dialectes comme autant de langues d’oc. Cela aussi est un échec qu’il nous faut bien assumer : nous ne sommes même pas parvenus à imposer dans le lexique le mot d’occitan au côté de ceux de corse, de breton ou de basque. Et ce n’est certes pas la région Occitanie qui va nous y aider, avec la confusion désormais bien installée qu’elle induit entre occitan et languedocien.

[2] Cette concession à la graphie mistralienne, pour ne pas confondre avec le français canton, quoique le jeu de mot ne soit pas hors de propos.

[3] Comme d’autres elle a cependant connu Iochka, André Barthélémy, de l’aumônerie catholique, très bon locuteur et tsiganologue, mais qui n’a jamais oeuvré pour l’enseignement de  la langue. Au contraire il écrivait que la romani čib« est une langue pauvre en vocabulaire, en virtualités » et de ce fait, même « si elle s’enracine dans un héritage lointain », promise à une rapide disparition.

Ceija Stojka : le sort fait aux Roms (et au romenes !)

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Ceija1

 

Mots et images d'une rescapée du génocide

 

Amenza ketane taj na korkouri

ke feri ketane same surale

kopatschi karing o tscheri

paji pi stanka marel pe,

aj tu, tu gelantar a lumasa.

 

 

 

Nous tous ensemble et non seule

car ensemble seulement nous sommes forts

l’arbre se dresse vers le ciel,

l’eau meurt contre le rocher,

et toi tu vas de par le monde.

(extrait d’une chanson de Ceija, CD Ceija Stojka, Me Dikhlem Suno, 2000, Non Food Factory)

 

Ceija Stojka est une artiste et auteurerom de premier rang, disparue en 2013. Ceija (prononcez Chaïa, qui signifie la fille) est née en 1933 d’une famille lovara qui se déplaçait avant guerre en voiture à chevaux à travers l’Autriche, surtout en Styrie et au Burgenland. Ces Roms menaient une vie proche, pour faire un comparaison parlante, à celle de nombreuses familles sinte ou manouches à la même époque : un peu de commerce de chevaux (les Lovara tirent leur nom du mot « ló », cheval en hongrois), et surtout de « chine », c’est-à-dire dupetit commerce et de la quêtede porte-à-porte, assurés par les femmes. Mais en 1939 les Roms sont assignés à résidence et la famille se fixe à Vienne, dans le 16e arrondissement. Le père, Wackar, transforme la roulotte en cabane pour gagner en discrétion. Cela n’est certes pas suffisant : en 1941 Wackar est déportéà Dachau (1941) et assassiné au centre de mise à mort de Hartheim (1942). Sa femme Sidi, à laquelle on envoie ses cendres par la poste, déploie des trésors d’ingéniosité pour se cacher avec ses six enfants, jusque dans les tas de feuilles mortes du Kongrezpark voisin. Mais cela ne suffit pas non plus. Toute la famille est arrêtée et envoyée à Auschwitz, où Ceija voit mourir du typhus, après une contamination délibérée, son petit frère Ossi. Sa soeur Mitzi est envoyée à Ravensbrück puis à Buchenwald, ses deux frères, Hansi et Karli, se retrouvent eux-aussi à Buchenwald. Elle et sa sœur Kathi restent près de leur mère. Après un transfert à Ravensbrück, elles échouent à Bergen-Belsen, où les Anglais les libèrent après des mois passés sans nourriture, survivants parmi les montagnes de cadavres. Sa mère et ses quatre frères et sœurs survivent aussi, miraculeusement, surtout lorsqu’on sait que 16 % à peine des Roms d’Autriche seulement échappent à l’anéantissement hitlérien.

La vie reprend sans aide ni compensation, sans aucune reconnaissance publique, mais avec le reproche récurrent d’être « encore » là. Ceija vend des tapis sur les marchés, se marie, a trois enfants et, comme les autres survivants, dans cette société autrichienne fort peu encline à s’intéresser au sort des Roms, elle se tait, elle serre les dents sur l’agonie sans nom vécue dans les camps, jusqu’à ce qu’elle entreprenne, à la fin des années 80, de mettre par écrit, en allemand, alors qu’elle ne fréquenta l’école que quelques mois dans sa vie, son expérience concentrationnaire et ses souvenirs d’avant et d’après le génocide1. Le résultat laisse pantois : dans une langue simple, percutante, sans pathos, à hauteur d’enfant, Ceija dit l’indicible des camps et conte la vie des Roms, des voitures à chevaux jusqu’à la motorisation et, pour la plupart, la sédentarisation.

Initialement destinés à un usage familial, ces écrits seront conduits jusqu’à la publication grâce à la rencontre d’une journaliste et chercheuse, Karin Berger, qui venait la trouver pour l’interviewer et qui put lire les feuilles détachées déjàécrites.Outre cette aide décisive, Berger consacra à Ceija deux beaux films documentaires, qu’il faut voir, même si l’on ne connaît pas l’allemand(un sous-titrage en anglais est disponible sur le DVD qui rassemble les deux2) : Ceija Stojka. Das Porträt einer Romni(Ceija Stojka. Portrait d’une Romni)3 et Unter den Brettern hellgrünes Gras (Sous les planches l’herbe est plus verte)4. Ceija a composé successivement deux récits suivis : Ist das die ganze Welt ? (1988, C’est ça le monde ?) et Reisende auf dieser Welt (1992 Voyageurs en ce monde), tous deux republiés avec de longues entretiens, sous le titre général de Wir leben im Verborgenen (2013 Nous vivons cachés)5. L’ouvrage est paru en français en 2018 et il faut impérativement le lire. Berger a aussi recueilli de vive voix le récit de l’expérience extrême de Bergen-Belsen, Traüme ich, dass ich lebe ? Befrei aus Bergen-Belsen (2005) : Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen6. Ce fut le premier titre disponible en français, traduit comme l’autre par Sabine Macher. Parallèlement à ce travail d’écriture, Ceija produit une œuvre picturale, peut-être plus puissante encore que ces écrits, tout aussi autodidacte et dont les thèmes sont les mêmes, exactement les mêmes, au point de former un ensemble compact, l’écriture envahissant d’ailleurs souvent les dessins et les toiles. La plus grande partie est l’expression de l’horreur des camps, là encore au niveau du regard d’enfant : la hauteur des bottes des gardiens SS est vertigineuse. D’autre toiles font éclater les couleurs de la vie perdue et retrouvée d’avant et d’après. J’ai découvert cette œuvre, à Paris, avec le public français, à l’occasion d’une magnifique exposition de La Maison Rouge, en 20187 ; comme les autres visiteurs, j’étais médusé, saisi, transi d’émotion. Dans ces dessins et tableaux, la graphie de Ceija, je l’ai dit, est très présente, une écriture phonétique approximative, généralement en allemand, qui donne une idée sans doute fidèle de ses textes avant leur correction orthographique par Karin Berger. D’ailleurs, il serait très intéressant d’avoir quelques photographies de quelques unes des pages des manuscrits, ce que je n’ai trouvé nulle part (peut-être l’auteure ne souhaitait-elle pas les montrer ?).

Les récits sont régulièrement ponctués de phrases en romanes (romanes vlax/ lovara), surtout lorsque Ceija donne la parole à sa mère dans les camps, où les Roms ne communiquent pratiquement que dans leur langue. Inutile en effet de préciser que, comme tous les Roms (Tsiganes) parlant quelque variété de romani čip sont au moins bilingues, Ceija connut évidemment l’allemand autrichien « dès le berceau » dit-elle, expliquant qu’en effet, toutes les interactions avec les gadjé se faisaient en allemand, même si l’on parlait romanes en famille. Ces interventions en langue romani, dans le texte, sont toujours très émouvantes, qui disent la détresse, la terreur et le courage immense de Sidi. Ainsi, le jour où l’on s’apprêtait à gazer les Roms d’Auschwitz : « Agana awillas o zeito, igren arne anen dumaro. Wast dei chutilen e murie zocha » (L’heure est arrivée, il faut me donner la main et vous accrocher à ma robe). Elle nous regardait avec ses yeux bleu clairs, remplis de larmes » (p. 34, toutes les citations se réfèrent à l’édition de 2018). Au dernier moment, il y eut ce jour là contre-ordre. Une autre fois, lors du trajet en train pour Ravensbruck, « notre maman a dit : Feima sutei anen agana o swundo Del feri side batschas brelles : Peut-être maintenant le bon Dieu nous aidera, il faut juste qu’on y croie très fort » (p. 40.) Sidi, raconte sa fille, répétait aussi souvent : « Muro lascho Del schudin mure duje schawen ei garn dreijin ingge : Bon Dieu, s’il te plaît aide mes deux garçons. Peut-être qu’ils sont encore en vie » (p. 58), etc.

En fait, ces passages en romanes sont demeurés dans la graphie initiale de l’auteure, une écriture phonétique approximative établie à partir du code allemand. Au vu des soins intensifs prodigués pour la correction de l’allemand et… du français dans la traduction, cela est évidemment très choquant. Le problème, une fois de plus, est celui de la dignité des langues minoritaires et, par là, bien sûr, de ceux qui les parlent, puisqu’il est jugé tout à fait acceptable qu’aucun code graphique strict ne soit appliqué là où la moindre distorsion dans la langue majoritaire ne serait pas tolérée. Ainsi, dans les récits de Ceija, un même mot est-il graphié de diverses manières ; pire encore des mots sont coupés en deux : « scha wen » (pour schawen : fils) ou « da ra » (pour « dara » dans l’expression « na dara » : n’aie pas peur – qui devient dans l’édition française « na da re »!), etc. Une telle désarticulation lexicale n’est pas acceptable, ou alors, il faudrait que l’allemand soit rendu de la même façon, comme il vient sous la plume de Ceija, ce qui serait, comme je l’ai dit, très intéressant mais rendrait le déchiffrement un peu compliqué (Berger a raconté sa première expérience de lectrice du texte allemand : « Ceija a sa propre orthographe, elle a passé peu de temps à l’école et elle écrit phonétiquement. Je finis par comprendre que le mieux, c’est de lire le texte rapidement et à haute voix. ça fonctionne très bien ! Soudain les phrases s’ouvrent et les lettres assemblées font sens », p. 256), mais. Ce que cela révèle – et cela est plus encore évident dans l’édition française – est que les extraits en romani ne sont pas là pour être lus pour eux-mêmes, mais juste pour illustrer le texte, lui donner une couleur romani. Or cela est terrible, juste terrible, parce que cette langue à ce point négligée au profit des langues nationales, est justement celle que l’on a voulu anéantir dans les camps en même temps que ses locuteurs.

Plus encore, on peut dire que Ceija fut incontestablement une militante en matière de langue et de culture romane. Berger, qui entendait Ceija parler romani chez elle en famille, mais qui pourtant lors de son compagnonnage au long cours ne l’a pas apprise (du moins suffisamment pour informer son travail d’éditeur), lui a posé la question de l’importance du romanes pour elle. Elle lui a ainsi répondu : « ça dépend de mon humeur. Si je suis de très bonne humeur à la maison et que je ressens de bonnes vibrations envers la famille, alors je leurs sers plutôt du romani, et ils le reçoivent et me le rendent gentiment. Si je suis en colère, alors je parle souvent aussi en allemand. […] On ne laisse dépérir aucune langue, ni l’une, ni l’autre. […] j’aime les deux langues. c’est une grande erreur des Roms en Autriche qu’ils ne l’assument pas. Comme ça ils parlent toujours allemand, toujours allemand, et ils oublient le romani. Je crois qu’il y a plein de jeunes qui ne le parlent carrément plus. » (p. 189-190).

Chaque fois qu’elle a pu le faire (c’est-à-dire pas si souvent), elle s’est elle-même exprimée dans cette langue en public, notamment à l’occasion d’un entretien de 1998 avec Mozes Heinshink pour Radio Romano Centro, que l’on peut écouter en ligne (Phonogrammarchiv, site de l’ÖAW). Une partie de l’entretien a été transcrite par Heinschink dont il faut saluer le travail inlassable de collecteur et de linguiste des variétés de la langue romani parlées en Autriche, et publiée dans le journal du Romano Centro (n° 76, juin 2013), que l’on trouve en ligne. Je donne cette transcription, avec sa traduction française dans un autre post, car les propos de Ceija sont, une fois encore, remarquables (on peut donc à la fois écouter sa voix et lire le texte). Elle a d’ailleurs procuré aux linguistes du Romano Centro, un glossaire manuscrit de son parler8. Ces linguistes - Dieter Jamlwachs, Petra Cech, Mozes F. Heinschink - ont produit un énorme travail autour de la langue : fixation d’une graphie, dictionnaires, grammaires, méthodes d’apprentissage, collectage et publications de contes, etc. Cela est très considérable, et sans aucun doute lié aux droits acquis par la minorité Rom et Sinto en Autriche et la comparaison s’impose avec la France où l’on ne peut qu’établir un lien entre le refus de reconnaître l’existence des minorités linguistiques et le peu de soin apportéà laromani čipen France, et en particulier de la variété sinto / manouche qui reste sans doute la plus parlée ici et pour laquelle, aujourd’hui encore, il n’existe quasiment rien9.

Mais surtout, Ceija était aussi chanteuse, et elle chantait en Romani, des chansons traditionnelles, mais aussi et surtout certaines composées par elle-même ou sa sœur. Un beau CD, très beau même – la voix de Ceija, sa façon de chanter se démarque fortement des formes anciennes folklorisées10– , fut enregistré, que l’on peut encore facilement se procurer : Me Dikhlem Suno :J’ai eu (lit. vu) un rêve, titre de l’une de ses propres chansons. Sur le livret du CD, les paroles d’une partie d’entre elles sont rapportées, aussi notées sur une base graphique allemande (voir l’extrait cité en exergue). Lors d’un entretien avec Karin Berger, Ceija a longuement parlé de l’importance des chansons en romani pour elle et dans sa famille, de l’appropriation mémorielle de chants plus anciens, désormais indissociable du génocide :

« Dans les chants traditionnels, le Rom exprime tout ce qui lui fait mal, ses blessures, toute sa peine. Il ne s’y reflète que ce que les Roms ont vécu. Tante Gescha chantait souvent une chanson pour ses frères qui ont été assassinés dans les camps. Elle la chantait aussi pour osn père et pour sa mère. Tant que l’on chante une personne qui n’est plus en vie, on pense à elle, elle est toujours là » (p. 232). C’est en chanson que l’on déplorait les disparus des camps et Ceija résume les lamentations des femmes, leur désespoirs et ce qu’elles chantaient aussi pour se redonner du courage : « la prochaine s’écriait : « Na daran ! N’ayez pas peur ! Nous aussi on est roms, et on n’a pas peur. Aussi forts qu’ils soient, ceux qui viennent, on saura se défendre. » une autre dit : « Den patscha ! Ça suffit maintenant, du calme ! Vous n’avez pas encore assez déchiré votre coeur ? Pensez aux enfants aujourd’hui, vous avez besoin de la force, il faut en élever des nouveaux » » (p. 232).

Karin Berger, dans l’ouvrage publiéen 2013, ne cache pas les limites de ses compétences linguistiques en matière de romani et elle reconnaît bien volontiers que cela constitue un problème. Dans le texte de sa main qui clôt le volume (Voyages dans la Kaiserstrasse, voyage entre les mondes), l’éditrice raconte ses difficultés lorsqu’au moment de mettre la dernière main au texte avant sa publication, elle sollicite l’aide de Ceija pour établir les passages en romenes et prend l’exemple suivant qui, en effet, laisse songeur :« Gopadscha (arbres) par exemple, je l’avais écrit avec un « b doux, comme je l’entendais quand elle parlait. Mais donnant un petit coup sur la table Ceija dit : « Mais non, le bois est dur, il faut l’écrire avec un p dur ! » (p. 265). Évidemment, de tels principes de notation, pour poétiques qu’ils soient, sont plutôt discutables, mais peut-être aussi Ceija avait-elle sa façon de prononcer ce mot, que l’on trouve dans les lexiques sous la forme kopača(le p est bien là, et un k, dur comme le bois, qui se dit justement kaš en romanes !)… C’est pourquoi d’ailleurs, pour la réédition des textes, Berger dit dans sa préface avoir demandéà Dieter Halwachs de normaliser la graphie du romanes, mais celui-ci lui aurait conseillé de conserver la graphie originale, en se contentant d’ajouter quelques segmentations de mots. Pour ma part j’ai juste constaté que les plus grosses erreurs de la première édition n’avaient pas été corrigées. Mais à ce sujet, un détail mérite d’être souligné, ce passage important sur la question de l’écriture du romenes a tout bonnement été supprimé de la traduction française, sans doute parce que jugé sans intérêt. Qui en effet aurait quelque chose à foutre en ce pays des belles-lettres de la correction de la langue des Roms ?11 Il ne reste que le seul remerciement de Berger aux linguistes du Romano Centro, mais comprend-on pour la transcription et traduction d’un poème inséré dans le livre, improvisé en romani par Ceija au moment du tournage de son premier film (Portrait d’une Romni).

Ce poème, que je rapporte ci-dessous avec sa traduction, est en effet graphié dans le livre (édition allemande, reprise en français), selon un code s’approchant de la codification utilisée par les linguistes cités dans leurs publications, mais non entièrement (pas de signes diacritiques : il offre plutôt un moyen terme, pour une réalisation graphique normée voir ici le texte de l’itv de Ceija). Ainsi, avec une parfaite incohérence, deux codes assez étrangers l’un à l’autre sont-ils utilisés pour rendre le romenes dans un même volume. Mais bon sang, une fois encore, que dirait-on si l’on faisait la même chose pour la langue de Goethe, ou celle de Molière ?

 

J.-P. Cavaillé

 

Slobodoj Mange

Taj gadaj but bersch pala godo
so mukle ame, kana avri avilarn,
igen pharo sas o trajo
pale palpale te rakhas andi luma,
andi schukar luma,
ka o selenimo barol,
ka tsch’ avel manusch pre ame
kon pale ame mundarel.

De mindig i dar andi ame si.

Me schoha tschi birij
te me kado te bistrav.
Schoha nitschi.
Taj mek trajij
no mindig pe kado si te gindij,
so kerde amenca,
o Hitler taj leske manuscha !

Me a lumatar mangav,
hot e manuscha aminti te len
puterde jakhenca
te schana perdal paj luma taj te dikhen,
hot kecavo
aba schoha te na avel pi luma.

Sako manusch si te gindij ande,
slobodoj mange,
me avres te mundarav
taj te lav lengo trajo.

J’ai la liberté

Et bien des années après,
une fois libérés,
c’était très difficile
de revenir dans le monde,
dans le beau monde,
où le vert pousse,
où personne ne nous menace
et désire nous assassiner.

La peur est toujours en nous.

Je ne réussirai jamais
à oublier cela.
Jamais.
Tant que je vivrai
je penserai à
ce qu’ils ont fait de nous,
ce Hitler et ses gens.

Ce que je désire du monde
est que les gens fassent attention
et qu’ils gardent les yeux ouverts
sur le monde qu’ils traversent et qu’ils veillent
à ce que cela
ne se reproduise jamais.

Chacun doit penser en soi :
j’ai la liberté
de tuer quelqu’un d’autre
et de lui prendre sa vie.

 

1 Je propose une lecture plus approfondie de ses textes in « Ceija Stojka (1933-2013). Wir Rom sind ein Folk, das sehr im Hintergrund lebt. Nous Roms, sommes un peuple qui a toujours vécu très en retrait ».

2Der Österreichische Film, Edition der Standard, Filmarchiv Austria, # 172, 2010.

3Vienne, Navigator Film, Johannes Rosenberger, 1999, 85 min.

4Vienne, Navigator Film, Johannes Rosenberger, 2005, 52 min.

5Éditions Picus, Vienne. Le second récit paraît sous un titre légèrement différent : Reise in eine neues Leben : Voyage vers une nouvelle vie.

6 Premier texte paru en français : Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen. traduit de l’allemand par Sabine Macher, Plounéour Ménez, Paris, Editions Isabelle Sauvage, 2016.

7 Voir le catalogue de l’exposition : Gerhard Baumgartner, etc., Ceija Stojka : Une artiste rom dans le siècle, Paris, Fage éditions, 2018.

8Petra Cech et Mozes F. Heinschink la remercient d’ailleurs dans leur introduction de leur dictionnaire : Wörterbuch der Romani-Varianter der Österreichischen Lovara. Lovari – Deutsch – English, Wien, Romano Centro, 2002.

9 Voir Jérôme Segal, « Roms d’Europe : le cas autrichien », Les Temps Modernes, 2014/1 (n° 677), p. 116-125.

10« Les textes de mes chansons sont en romani, mais elles sont quand même très différentes des chansons traditionnelles. Par la langue et la forme tonales, elles sont modernes. Il y a aussi de la mélancolie dedans mais pas de la même manière », p. 250.

11« Die Orthografie der in Romanes-Sprache verfassten Sätze hatte ich in den Erstausgaben gemeinsam mit Ceija nach ihrer phonetischen Realisierung gestaltet. [passage sauté dans la traduction :] Trotz nun bereits entstandener Schreibregeln folgte ich für die neue Ausgabe dem rat des Linguisten Dieter Halwachs, diesen Shreibstil grünsätlich beizuhalten. Er fügte lediglich fehlende Segmentierungen von Wörtern ein. »

Ceija Stojka : Nos âmes étaient malades

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Ceija


Le texte suivant est tiré d’un entretien avec Ceija Stojka (voir ici le post précédent) en romanes (dialecte vlax / lovari, réalisé le 24 mai 1998 par le linguiste Mozes F. Heinschink pour radio Romano Centro (Vienne). Il a été saisi par ses soins, dans la graphie qu’il a contribuéàélaborer, et je l’ai lu dans le journal en ligne du Romano Centro (n° 76, juin 2013), et on peut l’écouter en ligne (Phonogrammarchiv, site de l’ÖAW). Je le reprends ici pour l’accompagner d’une traduction en français. J.P. C.

                                                                                            Nos âmes étaient malades

Amari odjori sas nasvali

Sostar gelem angle? Anda kodo gelem angle, ke e gaže cipinas: „O Auschwitz chochamo si, e Gaskammern naj čačimo. Taj soste trajin inke, na, ketji manuša?!“ Taj kodo dukhalas man, ke pe muro vast si! Ka si muro cigno phral, ka si muro dad? Sa kothe mule! Muro dad andi Dachau mulas, muro cigno phral andi auschwitz. Muri mami paj dejaki rig taj muri mami paj dadeski rig, bute avere ženenca chutilde le khetane anda Burgenland taj anda Beči, taj igerde le varika karing o Litzmannstadt, de me gindij varika kathe ando vejš kerde ’g bari gedra, taj kothe šudine le ande taj šarade le. Fajma rakhena le ande duje, trin šele beršen, lenge kokala!

Taj i kenva anda kodo skirindem, ke či birinos aba kodo avri, hod ame chochavas, hod naj čačo. Taj o auschwitz, vi tu pinžares taj kon, kas interesirij kadi paramiča, kadi barnavo, atunči sako žanla, hod so si, taj čačimo si, na?! Taj kodo našti mukas, ande te sovel erekre, hod varikana pale te avel pre ame variso. De me gindij, me simas i maj cigni, so kotar avri avilas, taj so phurilas, so trajindas. So o Del das ma ’g dujto trajo. Trajindem, taj sas ma šavora, rom, taj muro nipo. De, te avilon varikon, te phenel variso: „Romale, si te keras variso, e gaže aven pre ame, chochaven pre ame.“ Vaj varisavo djes kado pale pa amaro šero avlas, či jeg či putrelas o muj, na. Taj phendem me mange: „Me si te skirij kado tele!“ Ke mure šavora – lenge šavora, na mure šavora, lenge šavorenge šavora, jo, te žanen vi kodola, so chalam ame kino, taj so sas. taj kodolenge skirindem me kado tele. Mure unukonge, unukonge unukura, jo, hod te žanen, hod so sas. Mišto-j, sas maj phure kathe, maj godjaver sar me, de či jeg či las i ceruza te skirij. Pala kodo cipinas pre ma, na, hod vo Bestseller –, na, kadej bušol i bari kenva, kana but žan, na. De me či kamos Bestseller, me feri ek cigni kenva skirindem. Hod te phenel variso, mure gindura.

Šoha či bisterdem kodo: Pala duje šonen rakhlam a kožaka krumpla, so sas trin Zentimeter lungo, taj du Millimeter bulho, sar bistro kodo! taj phenlas mindig muri dej, kana užaros krumpla: „Žanes inke, dade, kana rakhlam i krumpla ando Bergen-Belsen?“ mindig vorbinos mura dejasa, taj angla mure šavora me šoha či dem taga. Si kathe but rom, so šute po vast kaco Leukoplast, pe kado samo. Ke lažanas pe, hod te phenen, ke sas kado, vaj židovo sas, vaj rom sas, vaj asozial phenes leske. Ke meg či butjazin avri kadej, hod o Hitleri taj kodoleske manuša, leski fabrika, sakone manušes ando logeri šolas, kon či tecijas leske. Taj e rom či kamenas te vorbin penge šavorenca misto kodo, hod te na daran taj te na dukhal e šavorengo jilo. Oba me phendem: “Kado si te žanen! Ke i luma boldel pe, meg luma avla, taj e šavora si te žanen kado!” mure šavora barile opre kadalesa. Sar ame avri avilam, nasvale samas sa. O jilo sas dukhado, amaro šero, amari odjori sas nasvali. Taj atunči pe kodi luma ande štarvardeštajpanž si te avilon e themes – na romen akan’ vaj o cigno gažo – e themes si te avilon ketji godji, hod te den sar adjes so phenen, sitjaras, vorbinas, so trobuj. Kadaj manuša trobun sa opre sastjarde. Taj te na aven le panž vaj šov berš šavora, meg kadaj manušora so avri avile, kadaj semo so si, te avna le zor taj saste-veste taj asan taj si aba maj laše, dikhen, i luma naj nasul, troman, šavores saste-vestes t’anen andi luma. Pe kodi vrama, pe kodo cajto, o trajo žal, i luma šukar-i, e luludja karigodi aven avri. taj o szerelem, o kamimo naturbedingt si, na, andi luma si. De amare šavora – kodo ganz normal-i taj me gindij, sako manuš, kon ek semo birij te gindij, phenla kodo, hod kacave šavora überempfindlich si, lengo andruno jiloro izdral, rovel mindjar, ke lengo jilo, lengi odjori, vi kodolengi nasvali-j! Taj kodo nasvalimo ame dam ande le. I dar, mindig i dar, taj kodolasa barile e šavora. Taj anda kodo dikhen adjes inke, kana žan po drom, bolden pe, hatjares, bolden pe. Manuš feri boldel pe, kon daral!

Kana e manuš nasvale anda logeri aven taj lengo šero dukhal taj lengi odjori dukhal anda dad, andaj phen, anda phral, so inke kothe ašile, našti avel kacavo šavoro dukhado, saste-vesto pi luma! avel pi luma, dikhes sosko kinešo-j, šukar-i, barares les, kames les, čumidkeres les, grižis les. Barol, de kodi dar, so ande tu sas, ande les mukes ande, a čučasa ando perr.

aus: P. Cech et al., Fern von uns im Traum... märchen erzählungen und Lieder der Lovara, Drava 2001.

 

 

 

Pourquoi y suis-je allée la première ? J’y suis allée la première parce que des Gaže ont crié : «Auschwitz est un mensonge, il n’y avait pas de chambres à gaz. Pourquoi tant de ces gens sont encore vivants ? » Cela m’a fait mal parce que c’est [écrit] sur mon bras! Où est mon petit frère, où est mon père? Tout le monde est mort là-bas! Mon père est mort à Dachau, mon petit frère à Auschwitz. Ma grand-mère maternelle et ma grand-mère paternelle, ainsi que de nombreuses autres personnes du Burgenland, ont été arrêtés ensemble et emmenées quelque part vers Litzmannstadt. Je pense que quelque part dans la forêt, ils ont creusé une grande fosse, ils les ont abattus et recouverts de terre. Leurs ossements, on les retrouvera sans doute dans cent ou trois cent ans !

J’ai écrit ce livre parce que je ne pouvais pas supporter que l’on soutienne que nous mentions, que ce n’était pas vrai. Et Auschwitz – tu le sais bien aussi, et quiconque s’intéresse à cette histoire sombre saura de quoi il s’agit et que c’est la vérité, non ? Nous ne pouvons pas la laisser dormir pour toujours, car elle nous reviendra un jour dessus. Je pense que j’étais la plus jeune qui sois sortie de là, qui aie vieilli, qui aie vécu. Dieu m’a donné une seconde vie. J’ai vécu, j’ai eu des enfants, je me suis mariée, j’ai ma famille. Il n’y en a pas eu un seul pour dire : « Roms, nous devons faire quelque chose, les Gadjé viennent sur nous, ils répandent des mensonges sur nous ! » Si quelque chose comme ça nous arrivait encore, personne n’ouvrirait la bouche. Et je me suis dit : « Je dois écrire ça ! ». Pour que mes enfants - leurs enfants, pas mes enfants, les enfants de leurs enfants, oui ! Pour qu’ils sachent quelle agonie nous avons souffert et ce qui s’est passé. Et c’est pour ceux-là que je l’ai écrit. Pour mes petits-enfants, pour les petits-enfants de mes petits-enfants, pour qu’ils sachent donc ce qui s’est passé. Bien sûr, il y en avait de plus âgés, de plus intelligents que moi, mais pas un seul n’a pris la plume pour écrire. Puis ils ont crié sur moi : « Elle veut un best-seller »  c’est comme ça que s’appelle un gros livre qui s’est beaucoup vendu. Mais je ne voulais pas faire un best-seller, moi j’ai juste écrit un petit livre. Dire quelque chose, mes pensées.

ça, je ne l’ai jamais oublié : après deux mois, nous avons trouvé la pelure de pomme de terre, longue de trois centimètres et mince de deux millimètres. Comment pourrais-je oublier ça ! Quand je pelais des pommes de terre, ma mère disait toujours: « Tu te souviens, ma petite, quand nous avons trouvé la pomme de terre à Bergen-Belsen ?» J’en ai toujours parlé avec ma mère et je ne l’ai jamais cachéà mes enfants. Il y a beaucoup de Roms qui ont collé un sparadrap sur leur bras pour le cacher. Parce qu’ils ont honte de se dire Juif, ou Rom, d’être traités d’asociaux. Parce que l’on ne s’est pas rendu compte que Hitler – et les siens, son usine – a enfermé dans les camps tous ceux qu’il n’aimait pas. Et les Roms ne voulaient pas en parler à leurs enfants, pour ne pas les effrayer et blesser leur cœur. Mais j’ai dit : « Ils doivent savoir ! Car le monde tournera aussi longtemps qu’il existera et les enfants doivent savoir ça ! » Mes enfants ont grandi avec ça. Quand nous sommes sortis [des camps], nous étions complètement malades. Le cœur était blessé, notre tête, notre âme étaient malades. À cette époque, en 1945, l’État – pas les Roms ou le simple gadjo, mais l’État – aurait dûêtre assez perspicace, comme il l’est aujourd’hui, pour nous permettre de mettre en lumière et surtout de dire ce qui devait l’être. Ces gens auraient tous dû recevoir des soins. Ils n’auraient dû avoir d’enfants qu’après cinq ou six ans, ce peu de personnes qui s’en étaient sorties, qui avaient survécus, jusqu’à ce qu’ils aient assez de force, qu’ils aient retrouvé une bonne santé, qu’ils puissent rire à nouveau, qu’ils se sentent mieux et qu’ils puissent voir que le monde n’est pas mauvais et oser mettre au monde des enfants en bonne santé. A cette époque, la vie suivait son cours : le monde est beau, les fleurs poussent partout. Et l’amour est dans le monde, cela est déjà réglé par la nature. Mais nos enfants, c’est tout à fait normal et je crois que chaque personne qui sait réfléchir peut dire aussi que ces enfants sont hypersensibles, leur être intérieur, leur cœur tremble, pleure à la moindre occasion. Et leurs coeurs aussi, leurs âmes sont malades. Et nous avons greffé cette maladie au dedans d’eux. La peur, toujours la peur, les enfants ont grandi avec elle. C’est pourquoi ils se retournent encore aujourd’hui et regardent quand ils marchent dans la rue, tu comprends, ils se retournent constamment. Seule une personne qui a peur se retourne !

Quand un homme est sorti malade des camps, que sa tête lui fait mal et que son âme souffre à cause du père, à cause de la soeur, à cause du frère qui est resté là-bas, il ne peut donner naissance qu’à un enfant blessé dans son âme. Il vient au monde, tu vois comme il est un amour, comme il est beau, tu l’élèves, tu l’aimes, tu l’embrasses, tu en prends soin. Il grandit, mais cette peur qui était en toi, tu la lui transmets avec le lait maternel.

 

 

 

 

Les Macariennes, polémique Janséniste en occitan

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63-88-114-5578

Antijésuitisme gascon

 

A propos de : Les Macariennes. Poème en vers gascons, trad. Française de Bernard Manciet. Texte établi et présenté par Guy Latry, Les éditions de l’Entre-deux-mers / CLEM, 2019.

 

« Macariennes » n’est pas une injure ni un mot leste (rien à voire avec « macarel »!). C'est le nom des habitantes de Saint-Macaire. Nombre de Macariennes étaient recardeyres / recardièras (marchandes) et descendaient la Garonne en bateau pour vendre aux halles de Bordeaux et déjà sur le bateau lui-même à en croire ce long poème gascon (plus de 1500 vers) en octosyllabes, de 1763, qui leur donne la parole, ou plutôt fait semblant de la leur donner (Requeste de les recardeyres de Semmacari à Messius dou Parlamen, en fabou dous Jûistes). Il vient d’être republié dans une très belle édition par Guy Latry avec une traduction – en décasyllabes rimés s’ils vous plaît – de Bernard Manciet à ce jour inédite.

En sa version originale l’ouvrage porte en couverture comme lieu d’édition « à Nankin, chez Roman Makarony à l’enseigne de la Vérité ». Par ces seules références sous son titre les contemporains un tant soit peu lettrés comprenaient qu’il s’agissait d’un pamphlet antijésuite et hostile à leurs soutiens romains, bref un pamphlet philo-jansénistes stigmatisant les pratiques des Jésuites en Chine (c’est la querelle dites des rites qui les accusaient en Chine d’avoir cédéà des rites idolâtres pour y couler un ersatz de christianisme), mais surtout en Europe et en France, dans le contexte d’une montée en puissance de leur mise en accusation politique. Celle-ci venait de conduire à leur suppression par le Parlement de Bordeaux de leur institution à Saint-Macaire. Cette condamnation s’inscrivait dans le mouvement d’une attaque générale, au niveau européen, accusant la Compagnie de toutes les malversations financières, de déviances théologiques et morales et surtout de tous les maux politiques, en particulier celui de leur capacitéà soutenir et perpétré des assassinats de monarques, en France et ailleurs. Ces accusations allaient conduire à leur expulsion de France, en 1764 et à la dissolution de la compagnie en 1773 par Clément XIV.

Nos Macariennes, elles, clament leur amour et soutien inconditionnel des bons pères dans leur requête au parlement. Mais il s’agit en fait, sous le couvert de l’apologie et de l’éloge, d’une satire qui accable les Jésuite par l’ironie, sur le modèle éprouvé des Provinciales de Pascal. C’est pour une part ce qui rend cette longue pièce très drôle et agréable à lire, dans un gascon très tenu (de la vallée de Garonne, celui de Saint-Macaire justement), même si la graphie porte de nombreux indices de francisation1.

Les recardeyres ont beau se présenter comme de pauvres ignorantes, tout comme leurs maris (« n’an pas estudiat »!) qui, dans un second temps et contre elles, interviennent pour remercier le Parlement (il s’excusent d’ailleurs de parler gascon, mais c’est qu’ils ne savent pas faire autrement !2), ce texte est un divertissement lettré en même temps qu’un pamphlet janséniste. Il exploite en effet de multiples références (historiques, théologiques, etc.) qui passent loin au-dessus des têtes macariennes. Les Macariennes, qui traitent de « mansénistes » (jansénistes) tous les ennemis des Jésuites, avouent elles-mêmes que les tenants et aboutissants de ces querelles leur échappe. Et ce n’est pas pour elles, certes, que l’auteur (peut-être tel Girardeau, curé de Saint-Macaire) ajoute des notes en bas de page en français, produisant des références bibliographiques et explicitant les enjeux. Le terme même de « macariennes » est d’ailleurs une allusion à l’histoire de l’Église et aux textes de Saint-Augustin (saint patron des Jansénistes!). Macariens étaient en effet le nom que les Donatistes – branche dissidente du christianisme – donnaient aux catholiques, du nom de Macaire, le consul que l’empereur Constant avait envoyé pour persécuter ces hérétiques en l’an 348.

L’auteur acclimate à Bordeaux et en occitan un modèle éprouvé en français depuis le début du XVIIe siècle : celui des pamphlets en proses et en vers faisant intervenir les harengères des halles de Paris (par exemple la Réjouissance des harengères et poissonnières des Halles, sur les discoursde ce temps (1614), puis pendant la Fronde la Micarême desharengères, ou leur Entretien sur les affaires de lÉtat (1649). C’est sans doute l’exploitation qui est faite en certaines de ces pièces de la langue des harengères (qui suffirait à elle seule à démolir le mythe du francien) qui a inspiréàl’auteur le passage à l’occitan. Soit cet exemple, tiré d’une mazarinade : « je somme bian affligé de ce malheur ; j’en auron raison, ou je mouron dans la peine […] si je faison bien tretoute noute devoir, je vailleron chacune un grand coup de coustiau dans la bedaine de celuy qui a fait la mechanceté... »(Le caquet des marchandes poissonnières et harengères des Halles, sur la maladie du duc de Beaufort, soupçonné de poison, 1649). On le voit, il y faudrait presque une traduction, et il semble en effet que les harengères parlaient bien plus ou moins de la sorte. Mais surtout, on trouve au XVIIIe siècle divers « requêtes » de harengères, dont, pendant la régence, en style poissard, uneRequête présentée par les harengères de la Halle de Paris à Mr le duc d’Orléans. Nos recardeyres sont donc l’équivalent bordelais des harengères et leur requête, comme de droit, s’adresse au parlement de Bordeaux.

 

Sur le sens du texte, aucune équivoque n’est possible, car une citation en exergue de Saint-Paul – misogynes cela va de soi – annonce d’emblée la couleur : « fuyez […] ceux qui qui s’introduisent dans les maisons, et qui traînent après eux comme captives des femmes chargées de péchés et possédées de diverses passions. ». Voici donc les Jésuites et leurs admiratrices captives et peccamineuses qui réclament en faveur de leurs maîtres spirituels. Mais, il faut avertir le lecteur : jansénisme oblige, on ne trouvera dans le texte rien de scabreux ou du moins d’obscène, voire d’indécent ; les macariennes, par leurs propres mots, sont moquées, mais non trop accablées ce qui, somme toute, rend le texte enjoué, presque bonhomme, même si le discours complotiste antijésuite s’y déploie sans retenue. D’ailleurs, au passage, cette pièce montre, en acte, comme tant d’autres textes hostiles à la Compagnie produits à l’époque (les Jansénistes n’étaient certes pas leurs seuls ennemis), que le complotisme d’aujourd’hui n’a rien inventé : on prêtait aux Jésuites le projet de manipuler et contrôler en secret tous les États du monde et tous les attentats contre des souverains leur étaient attribués3.

Ah les Jésuites, disent nos Macariennes, quels prêcheurs ! Et quel ennui, le curé, à côté d’eux ! « Dan soun Pater, dan soun Abé, / Coume es den noste Catechisme ;/ Lou Prone, toutjoun , même rime ;/ A force d’auzi même toun,/ Fau bien droumi den soun Sarmoun […] Més louJûistes :ma foy gare / Acos un aute tintamare,/ Batten des Mans, crachen Latin/ […] / Aco coumence, aco defile:/ Nous aus nentenden pas aco,/ Més ni perden rés per aco  » (« Avec son Pater, avec son Avé,/ comme il en va dans notre catéchisme ;/ Le prône, toujours même rime ;/ A force d’entendre le même ton,/ on ne peut s’empêcher de dormir dans son Sermon/ […] / mais les Jésuites, ma foi gare / c’est une autre tintamarre,/ Ils battent des mains, crachent latin/ […] / ça commence, ça défile:/ Nous autres n’entendons rien à ces choses là,/ Mais nous ne perdons rien pour cela »4).

Et puis, ils savent y faire avec les dames, le confessionnal avec eux est un vrai plaisir ! « D’ambets : den lur counfessiounau/ Troben remedes à tout mau./ Soun cousoulans, pouin rebutayres. » (« Avec eux, dans leur confessionnal / Nous trouvons remède à tout mal./ Ils sont consolants, ne nous rebutent pas »). Leur morale est accommodante et le salut de facile accès : « Dou Ceu facile, hezen l’entrade,/ Acos doun, soque nous agrade./ Nous aus ne poden pas juna, / Nous permetten de dejuna./ En benden noste marchandise,/ Disen toujoun cauque soutise,/ Sur l’aigue, atau, den lou batteu,/ Quan benen ou ban à Bourdeu:/Nous demanden, ces per malice ;/ Disen noun. Ets… Diu bous benisse » (« Du Ciel, facile ils font l’entrée,/ c’est ça qui nous plaît./ Nous ne pouvons jeûner,/ Ils nous permettent de déjeuner,/ En vendant notre marchandise,/ Nous disons toujours quelque sottise,/ Sur l’eau, comme ça, dans le bateau,/ Quand on vient au bancs à Bordeaux:/ Ils nous demandent, si c’est par malice ;/ Nous disons, non. Eux : Dieu vous bénisse »). Leur enseignement religieux est rassurant, puisque le salut est affaire de volonté : « La porte dou Ceu es barrade, / S’oubris d’une boune poussade/ [...]/ Ayde te doun, Dius l’aydera » (« la porte du Ciel est fermée,/ Elle s’ouvre d’une bonne poussée/ [...]/ Aide-toi donc, Dieu t’aidera »), mais une note précise que cette « expression gasconne » est « demi pélagienne » (c’est-à-dire donne trop à la volonté humaine et insuffisamment à la grâce de Dieu) !
Quand les bons pères s’en reviennent de Rome, ils ramènent à leurs dévotes de petits cadeaux : des « passecouleres » (savoureuse adaptation gasconne de « scapulaires »), des agnus, chapelets, médailles prétendument « bénits » par le Pape, « auxquels ils attribuent une grande vertu » précise une note : superstitions dévotieuses qui choquent la rigueur janséniste (ils avaient pourtant eux-mêmes leur miracle de Sainte-Épine et surtout leurs convulsionnaires !).
Mais il y a bien plus grave et, dans leur insondable naïveté, nos marchandes dévoilent la vraie nature des Jésuites : ils sont passés maîtres en escroquerie, mensonge et dissimulation. C’est là une vieille vulgate de l’antijésuitisme. N’ont-ils pas promu l’usage des équivoques et des restrictions mentales ? Leur réputation est telle à ce propos qu’il suffit aux Macariennes de dire « Aumen surtout que soun cinceres » (« Au moins surtout qu’ils sont sincères »), pour faire rire le lecteur et ouvrir grand la porte à la dénonciation – sous couvert d’éloge – à la théorie du complot général de cette armée de caméléons capables de prendre toutes les couleurs en tous les pays : « Lur pâys natal es pertout / Soun Chinoûas qu’an soun à la chine,/ An la chinture mandarine ;/ A Lisboune soun Pourtugués ;/ E doun en France boun Francés: / Soun touts à touts, coume l’Apostre » (« Leur pays natal est partout/ Ils sont Chinois quand ils sont en la Chine,/ ils portent la ceinture mandarine5 ; / A Lisbonne ils sont Portugais,/ E donc en France bon Français: / Ils sont tout à tous, comme l’apôtre [Paul, I Corinthiens, IX, 10]).
Bref, les fameux bandits Mandrin et Cartouche, à côté d’eux, étaient des enfants de chœur ! « E que Mandrin n’ere qu’un sot, / Cartouche un bray idiot ;/ saûen estat à lur escole/ N’auren pas heyt la cabriole » (« Mandrin n’était qu’un sot, Cartouche, un vrai idiot ;/ S’ils avaient étéà leur école/ Ils n’auraient pas fait la cabriole » [ils n’auraient pas été exécutés]). Mais surtout ces effrontées de recardieyres, de manière assez peu vraisemblable, soutiennent le tyrannicide en défense de leurs mentors : les Jésuites seraient-ils « les premiers, à apprendre à tuer les rois ? » (« Lous Jûistes soun doun lous permeys,/ Qu’an aprés à tua lous Reys ? ») ; « A Lisboune, Malagrida / Di que lous Reys poden tua/ Chen peccat heze. Ces un crime ? » (« A Lisbonne Malagrida/ Dit que nous pouvons tuer les rois/ sans commettre de péchés. Est-ce un crime? »). Deux ans auparavant, le jésuite Gabriel Malagrida avait été exécuté pour ce que l’on appellerait aujourd’hui crimes d’opinion. Il ne manque pas non plus d’allusions dans le poème et dans les notes à la condamnation à mort toute récente (1762) de Jacques Ringuet a Paris pour des propos régicides ni à celle par contumace, pour de plus faibles raisons encore, de Jacques Dambrin à Brest, la même année.
Lorsque interviennent ensuite, dans une deuxième partie, les époux matelots de ces dames, c’est pour les contredire en tous point et remercier le parlement pour sa décision (Remerciemen dou Matelots de Semmacari, a Messius dou Parlement). Mais du coup, il ne font surtout qu’enfoncer le clou sur les mêmes sujets avec plus de références et de détails : c’est, disent-ils, qu’ils bénéficient des lectures de leur syndic ! (« Noste Sendic es boun liseur »). Il leur rapporte des lectures terribles comme ce livre où on lit d’immondes obscénités sur la mère de Dieu et une note renvoie aux Assertions, toute nouvelle compilation antijésuite de textes jésuites soi-disant scandaleux (Extraits des assertions soutenues et enseignées par les soi-disant Jésuites, vérifies et collationnés par les commissaires du Parlement, vol. 1, 1762). Cet ouvrage contenai entre autres un extrait d’un livre de Jean-François Pomey, qui promettait au croyant qu’il pourrait voir au paradis, de ses yeux de chair, « le corps adorable de la Vierge Marie », doctrine du reste tout à fait orthodoxe. D’ailleurs quoi que disent les Jésuites, il est toujours légitime d’affirmer qu’ils pensent et laissent entendre le contraire ! Ainsi de leur proclamée loyauté politique : « Bous diran prou, que soun soumis:/ Dempuy que soun, ec an proumis ;/ Car ets, lou même joun abjurent,/ Se retractent, e se parjurent./ Acos aquy de l’Institut/ Lou bray mistere dou salut » (« Ils vous diront bien qu’ils sont soumis:/ Depuis qu’ils existent et ils ont promis ;/ Car eux, le même jour abjurent,/ Se rétractent et se parjurent./ Voici de l’Institut/ Le vrai mystère du salut »). On voit au passage comment, dans les moments « techniques » si l’on peut dire, de la polémique (abjuration, rétractation, parjure…), le français s’imposent presque naturellement.
Bref, nos matelots un peu trop savants disent-ils pis que pendre des bon pères : « Lur parla doux, en fine mouches, / Col toursut, en sentes mitouches,/ Diren qu’an l’ame den lou Ceu,/ Qu’an a darauba l’an beleu. » (« Leur parler doux, en fines mouches,/ Le col tort, en saintes-nitouches, / Ils paraissent avoir l’âme dans le Ciel/ Quand ils l’ont plutôt à voler »). Et il ne manque pas non plus de références à la situation de la maison de Saint-Macaire qui vient d’être fermée : on y apprend par exemple que les « dévotes » des pères, nos Macariennes, donc, s’en prirent violemment (il dut se réfugier à Langon) à« celui qui cria à Saint-Macaire l’Arrêt du Parlement de Bordeaux contre les Jésuites ». Une autre notre dénonce le fait que tous les Jésuites, malgré leur expulsion, ne sont pas partis : « Il y a actuellement à Saint-Macaire un frère jésuite, Banitous, qui est le maître des Archives, de la Sacristie et de la maison ; il y reçoit à manger et à coucher tous les Jésuites qui passent et qui échappent à la Justice ». Derrière ce nom de Banitous, vaniteux en gascon, qui exprime en français le sort souhaité pour les pères (Banitous = tous bannis !) se tient, nous apprend l’introduction, un père Beneytou. En lisant l’ouvrage de Gérard Aubin, on apprend d’ailleurs à son sujet un détail fort intéressant : chargé de percevoir les droit féodaux du prieuré de Saint-Sauveur à Saint-Macaire, cet ex-jésuite fit son travail avec tant de zèle que plusieurs parlementaires bordelais, après avoir avoir condamné les Jésuites, firent appel aux talents de ce Beneytou dans leurs propres affaires6.
Les passages les plus drôles sans doute à l’époque – un peu moins aujourd’hui – de cette deuxième partie, sont ceux où les Macariens disent tout le mal que les Jésuites font à leurs femmes : « Nostes hemnes (les bounes sottes) / Les baquy toutes lurs debotes ; / […]/ Lou precha les ren men douciles. / Quan d’aqui tournen à l’Oustau,/ Un bray sabat, e tout ba mau. » (« Nos femmes (les bonnes sottes) / Les voici toutes leurs dévotes ;/ […] / Le prêche les rend moins dociles. / Quand d’ici elle retournent à la maison, / c’est un vrai sabat, et tout va mal ») ; « Quan sorten dou counfessiounau,/ De deboutioun an bien les marques,/ Birent lous ueuils coume les carpes, / De simagrées tan que fau,/ Més disets rés, que lur sap mau,/ (Soûen que n’en vau pa la pene) / Coume la hemne se demene : / Deden l’Oustau, quau carrillon ! » (« Quand elles sortent du confessionnal, / Elles ont bien des marques de dévotions, / Tournent les yeux comme les carpes, / Des simagrées tant que vous voulez / Mais ne dites rien qui ne leur plaise, / (Souvent ça n’en vaut pas la peine) / Comme la femme se démène : / A la maison, quel carillon ! »). Sainte à l’église, diable à la maison est un vieux lieu commun misogyne, mais il est largement exploité dans la littérature antijésuite pour dénoncer les excès de pratiques dévotionnelles qui éloignent les femmes de leurs devoirs domestiques.
Guy Latry dit dans son introduction qu’il y va dans ce texte de la domination masculine et de l’émancipation des femmes « à l’insu dans doute du rédacteur janséniste du libelle ». Je ne sais pas si l’on peut parler d’émancipation, mais en tout cas des réalités sociales apparaissent dans la satire, sur lesquelles certes le rimeur janséniste ne cherchait pas à attirer l’attention. Ainsi dans le passage suivant qui jette une lumière sur le quotidien de ces Macariennes qui prennent le bateau pour Bordeaux, alors que la seule intention de l’auteur est de se moquer d’elles : « Més cauque cop une pensade / D’une hemne, es si bien tirade / Que la de l’ome ; e per ma foy / N’an qu’un cap, més n’es pas de boy. / Bous diran doun tout en councience, / Nous aus ne soun pa gens de cience, / Més lou boun sens es de per tout,/ E lous savens ne l’an pas tout. / Den lou bateu, quan soun a masse,/ Cadune y ten aqui sa place,/ L’on y resoune, l’on s’apren,/ Dous Moussus s’y troben soûen / Qu’an legit, qu’an courrut lou mounde,/ Parlen à toutes à la rounde,/ A l’une asso, l’aute cecy,/ S’an un marit, s’es louin d’acy ;/ E puy aprés cauque nouere/ De tems en tems cauque chimere » (« Mais parfois une pensée / D’une femme est aussi bien tirée/ Que celle de l’homme, et par ma foi / Nous n’avons qu’une tête, mais elle n’est pas de bois./ Nous vous dirons donc tout en conscience, / Nous autres ne sommes pas gens de science, / Mais le bon sens est partout, / Et les savants ne l’ont pas tout. / Dans le bateau, quand sommes ensemble, / Chacune y tient ici sa place, / L’on y raisonne, l’on sy apprend, / Des Messieurs s’y trouvent souvent / Qui ont lu, qui ont couru le monde / ils parlent à toutes à la ronde / A l’une disent ceci, à l’autre cela / Si elles ont un mari, s’il est loin d’ici,/ Et puis après quelque nouvelle, de temps en temps quelque chimère »). On s’y croirait, sur ce bateau, avec ces ricardeyres entreprises par des messieurs qui ont lu et voyagé… Et il va de soi que cet aperçu de sociabilité ordinaire est porté et amené par l’usage de la langue vernaculaire.
Je m’aperçois que je n’ai guère parlé de la traduction du grand Manciet. Il est toujours mieux, au demeurant, de traduire les vers par des vers. Mais là, en l’occurrence, Manciet s’est imposé de lourdes contraintes (pieds et rimes) qui l’ont souvent écarté de la lettre du texte. Or un texte de ce type, aussi éloigné de nous dans le temps et par l’esprit, a besoin d’être rendu le plus littéralement possible, et toutes les informations possibles sur le contexte sont les bienvenues. C’est pourquoi du reste je suis permis d’apporter ces quelques précisions que j’avais à ma disposition et qui complètent, je crois, toutes celles que donnent Guy Latry dans son introduction.
Jean-Pierre Cavaillé

1 Ceux-ci sont supprimés par l’autre édition, toujours disponible : abbé Girardeau, Las macarienas. Requèsta de la recardièras de Sent Macari a Messiurs deu Parlament en favor deus Juïstas, éd. Grosclaude, Per Noste, 2002. Il va de soi que ce choix transforme considérablement le texte, car l’auteur joue aussi avec le français (surtout dans les rimes) dans le texte gascon lui-même ; le système diglossique permet d’exploiter en fait les ressources du bilinguïsme.

2« Messius, excusats lou lengatge, / Lou Francés seré bien millou ; / Mes nous aus, n’en saben pa prou ».

3 La biblio serait trop énorme sur la question. Je me contente de renvoyer ici à la série en deux épisodes de Roman Bornstein et Thomas Dutter sur France Culture.

4Je donne une traduction littérale des passages cités, car Manciet, du fait des contraintes qu’il se fixe, s’éloigne souvent de la lettre du texte.

5 Allusion à la querelle des rites, et plus particulièrement au fait que certains Jésuites arboraient des éléments du costume des mandarins.
6 Gérard Aubin, La seigneurie en Bordelais au XVIIIe siècle d'après la pratique notariale: 1715-1789, Université de Rouen, 1989, p. 251.

 

El Cant de la Sibil.la - Nostalgie de la fin des temps

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Sibi

 Chant de la Sibylle à la cathédrale de Barcelone, photo Nestor Pintado 2017 pour El Punt Avui

 

Reis, Duchs, Conptes y Barons... de lus fets retran rahons

 

J’ai eu la chance d’entendre à la cathédrale de L'Alguer (Alghero) dans ce bout de Sardaigne catalanophone, le Cant de la Sibil.la (le chant de la Sibylle) qui fait partie des solennités de la nuit de Noël. A lui seul, l’événement, qui dure à peine une ingtaine de minutes, mérite le voyage. Le cant de la Sibil.la est un très beau cantique catalan d’origine grégorienne, profond et mélancolique, qui fait alterner un chœur et un ou une soliste a capella qui, à L'Alguer, chante depuis la grande chaire de marbre. Les paroles aussi, qui prophétisent la fin des temps et le jugement universel, sont très impressionnantes, et même, dans le climat millénariste et collapsiste qui est le nôtre, actuelles du fait même de leur radicale inactualité. Je m’explique : cette sibylle est une image rémanente du Moyen-Âge, qui convoque elle-même une très antique figure oraculaire. Étrange oracle que cette sybille qui annonce, en même temps, la venue du Christ et la fin du monde, or nous entendons les uns dire aujourd’hui que le retour du Christ est pour demain quand les autres n’ont gardé du christianisme que la théologie de l’effondrement final, l’annonce apocalyptique. La sibylle promet aussi un nivellement social général: le monde détruit à la racine est celui de la féodalité : ducs, comtes et barons, mais sa prophétie est parfaitement transposable aujourd'hui sur ce plan également.

La version que j’ai entendue à L'Alguer faisait intervenir, outre les voix du chantre en chaire et du chœur, une trompette et un violoncelle, qui donnaient à la pièce une tonalité fort peu médiévale, mais n’enlevait rien à la beauté de la prestation. D’ailleurs l’ensemble du dispositif à lui seul semble constituer une sorte de tradition, puisqu’on peut déjà l’entendre quasi à l’identique sur un CD de 1995 du Coro polifonico algherese (le morceau est accessible en ligne et il faut vraiment l’écouter), ensemble aujourd’hui préposéà cet office et manifestement fidèle à ce dispositif pos-moderne.

Depuis 2010 le Cant de la Sibi.la est inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco mais seulement pour sa version de Majorque, où il est chanté dans toutes les églises le soir de Noël, et qui se différencie pas mal de celle d’Alghero, par la partition et par le texte, plus complet d’ailleurs à L'Alguer. En outre, la sibylle à Majorque est incarnée par un enfant, une jeune fille ou une femme vêtue richement à l’antique et / ou à l’orientale - en fait déguisée en pythonisse -, qui tient des deux mains, dressée devant lui/ elle, une épée (voir par exemple Palma de Mallorca 20141). En toute bonne logique linguistique et culturelle la version de L'Alguer devrait être associée à cette promotion – et d’ailleurs, àAlghero, on fait comme s’il en était bien ainsi – mais les inscriptions au PCI sont strictement nationales, et ce qui vaut pour Majorque ne vaut « donc » pas pour la Sardaigne. Par contre, du fait de cette reconnaissance, le Cant a fait son apparition dans la cathédrale de Barcelone depuis quelques année (voir la photo ci-dessus).

Il est beaucoup plus intéressant de se pencher un peu sur l’histoire du Cant, entre autres parce que, sur le chemin de la Catalogne, celui-ci est passé par chez nous et par l’occitan. En effet le texte catalan (on trouvera la version de L'Alguer ci-dessous) est la libre transcription d’un texte ancien et vénérable connu sous le nom de Signum Judicii (lit. Signe du Jugement), qui sert d’ailleurs de titre au texte catalan. Ce texte est lui-même l’adaptation latine, par saint Augustin d’abord (Cité de Dieu) d’un orginal grec issu du recueil des Oracles sibyllins d’époque hellénistique, un poème en acrostiche copié par Eusèbe de Césarée et utilisé au Concile de Nicée par Constantin en 325. Augustin le présente comme une prophétie de la Sibylle Érythrée et le texte doit sa notoriétéà son insertion dans un sermon longtemps attribuéà Augustin (mais en fait de l’évêque Quodvultdeus) Contra Judeos, Paganos et Arianos (Contre les Juifs, Païens et Ariens). Le poème latin fut chanté très tôt, et la version la plus ancienne conservée de la composition est celle de Saint-Martial de Limoges (IXe siècle). Mais surtout apparaissent dès le XIIIe et sans doute avant, des traductions ou plutôt adaptations en diverses langues vernaculaires : en terres occitanes en premier lieu, dans la péninsule ibérique, en Italie… Les érudits qui, depuis le XIXe siècle, se sont penchés sur les versions catalanes, ont mis en évidence qu’elles sont toutes issues d’une traduction occitane2. La plupart d’entre eux parlent de « provençal »et, du coup, de Provence, selon la tradition des études, tributaire de l’OPA réussi de Jean de Nostredame qui parvint à associer à la Provence l’ensemble de la production des troubadours, mais il s’agit bien d’occitan, et plutôt d’ailleurs de languedocien, comme en témoigne un manuscrit du début du XVe siècle conservéà la BNF (ms fr 14973, fol. 26-27) ainsi que la version contenue dans leLectionarium de Montpellier, chantée par Montserrat Figueras sous la direction de Jordi Savall. Celui-ci avait en effet réalisé en 1988 un CD où se succèdent trois exécutions respectivement des sybilles latine, occitane et catalane, très différentes (sobriété du latin, coloration troubadouresque pour l’occitan, style orné pour le catalan. Voir à ce propos l’article de Julien Abed : « Le Chant de la sibylle. L’"ancien" selon quelques contemporains... »)3. On trouve en ligne le livret completdu CD où figurent les paroles et par ailleurs, en fouinant sur Youtube les nombreuseset brillantes interprétations du Signum Judicii par Jordi Savallpresque toujours chantées par Montserrat Figueras (la Sibylle occitane, Sibylle latine, Sibylle catalane).

Le maintien du Cant de la Sibil.laà Majorque et à L'Alguer est, historiquement, une chose tout à fait notable, car la Contre Réforme avait ordonné la suppression dans la liturgie de ces textes non canoniques, et ce n’est que dans ces terres catalanes que la tradition s’est poursuivie (et bien sûr réinventée, voir Aebischer et Abed4), avec l’appui du clergé local.

 

Jean-Pierre Cavaillé

Je donne ci-dessous :

1- le texte de la version catalane conservée à Alghero, tel que je l’ai trouvé dans l’article de Paul Aebischer5

2-l’essai de reconstitution du texte occitanoriginal qui a servi de modèle en Catalogne par le philologue Hermann Suchier à partir du manuscrit de Paris (fr 14973) qui, par endroit est défectueux. Il s’agit certes d’une entreprise d’un autre temps (1880)6, mais le texte ainsi produit présente l’intérêt d’être immédiatement lisible par des occitanophones d’aujourd’hui. Suchier présente en regard, le texte du ms de Paris.

 

1- Signum Judici

 

Al jorn del judici
parrà qui avrà fet servici.


Un Rey vindrà perpetual
vestit de nostra carn mortal
del Cel vindrà tot certament
per fer del setgle giugiament.


Ans quel Judici no serà :
un gran señal sa monstrarà :
lo sol perdrà la resplandor,
la terra tremirà de por.


Aprés se badarà molt fort,
amostrantse de gran conort :
amostrar se an ab bris i trons,
les infernals confusions.


Del Cel gran foc devallarà,
com a soffre molt podirà
la terra cremarà ab furor
la gent avrà molt gran terror.


Aprés serà un fort señal :
d'un terra tremol general :
les pedres per migx se rompran
y les montañes se fendràn.


Llavors ningú tindrà talent :
de or, riqueses, ni argent :
esperant tots quina serà
la sentèntia ques darà.


De morir seran tots son talents :
scrafirdos an totes les dens
no y aurà home que no plor
tot lo mon serà en tristor.


Los puits, y plans seran iguals
allí seran los bons y mals :
Reis, Duchs Conptes y Barons :
que de lus fets retran rahons.


Aprés vindrà terriblement :
lo fill de Déu omnipotent :
qui morts y vius judicarà
qui bé aurà fet allís parrà.


Los infans qui nats no seran
dintre ses mares cridaràn
diràn tots plorosament
ajudaus Deu omnipotent.

Mare de Deu pregau per nos
pus seu Mare dels peccadors
que bona sententia hajam
y Paradís possehjam.


Vos altres tots qui estau
devotament a Deu pregau
de cor ab de gran devoció
que us porte a salvació.

Amen.

Signum Judici

 

Au jour du jugement
paraîtra qui aura fait service.


Un
Roi viendra perpétuel
vêtu de notre chair mortelle
du Ciel viendra certainement
pour faire du siècle jugement.


A
vant que ce Jugement ne soit
un grand signe se manifestera
le soleil perdra sa splendeur
la terre tremblera de peur.


Puis elle s’ouvrira violemment
subissant grand bouleversement
avec vents et tonnerre se verront
les infernales confusions.

Du Ciel grand feu descendra
puant comme le souffre
qui brûlera la terre avec fureur
les gens auront grande terreur.

Puis il y aura un fort signal
d'un
tremblement de terre général
les p
ierres par e milieu se rompront
e
t les montagnes se fendront.


Alors personne n’aura désir
d’or, de richesses, ni d’argent
attendant tous quelle sera
la sentence qui se donnera.


De mourir tous auront désir
tous grinceront des dents
il n’est homme qui ne pleurera
tou
t le monde en tristesse sera.

 

Les monts, les plaines seront égaux,
là-bas seront les bons et les mauvais
Ro
is, Ducs Comtes et Barons
qui
de leurs faits rendront raison.

P
uis viendra terriblement
le fils de Di
eu omnipotent :
qui morts e
t vifs jugera
qui b
ien aura fait là-bas paraîtra.

Les
enfants non encore nés
crieront dedans leurs mères
d
iront tout en pleurant
a
ide-nous Dieu omnipotent.


M
ère de Dieu priez pour nous
parce que vous êtes la Mère des pécheurs
pour que bonne sentencenous ayons
et que le Paradis possédions.


Vous autres tous présents
priez Dieu dévotement
de cœur avec grande dévotion
qu’il vous conduise au salut.

Amen.

 

2- Texte occitan (reconstitué par H. Sucher d’après fr. 14973)

 

(introduction)

Sebila tot apertament

demostra nos lo jutjament

que Jhesuscrist fara de nos,

aissi con auzires vos tos.

Aujas, senhor, aquestz sans ditz

que Sibila retrai e ditz

de l’aveniment del senhor,

al cal devem portar honor.

 

(refrain)

Al jorn del juzizi

parra, qui aura fag servizi.

 

(prophétie)

us reis vendra perpetuals

del cel, que anc non fon aitals ;

en carn vendra certanament,

per far del segle jutjament.

 

Mai del juzizi tot enans

parra una senha mot grans :

li terra gitara suzor

e tremira de gran pavor.

 

Apres s'esbadara mot fort,

donant semblant de greu conort,

e mostrara am critz, am trons

la enfernal confusions

 

Uns corns mot trist resonara

del cel, quels mortz reissidara.

La luna el sols s’escuzira,

nula estela non luzera.

 

Cascuns cors l’arma cobrara.

Qui es bons o mals, aqui parra !

Li bon iran ves dieu lai sus,

li mal iran en terra jus.

 

Terratremols an grans sera,

que las torres derocara ;

nuls oms d’em pes non romandra,

tant fort terra tremolara.

 

Li puei el pla seran egual.

Aqui seran Ii bons el mal,

Ii comte, li rei el baron,

que de lur faitz rendran razon.

 

Aqui seran li uzurier

que de mezalha fan denier

e de l’emina fan sestier ;

aquil cairan el viu brazier.

 

Fuocs dessendra del cel arden

am solpre que es mot pudens ;

cels, terra, mars, tot perira,

e tot cant es fuocs delira.

 

Adoncs veiran dieu en la cros,

on el mori per pecados

e vendra essa majestat

jutjar lo mont per veritat.

 

Anc ren non fes hom tan secret

ni ren non dis ni non penset,

que aqui non sia tot clar ;

neguns no poira ren celar.

 

Adoncs non aura om talent

de riqueza, d'aur ni d'argent,

ni d'autras cauzas null dezir,

mai tan solament de morir.

 

De morir er totz lur talens ;

adoncs lur glatiran las dens,

non i aura negun, non plor.

Totz lo mont sera en tristor.

 

Adoncs dira dieus asprament

a cels qu’iran a perdement :

« anas vos en el fuoc ardent !

C’anc non fezetz mo mandament. »

 

Als autres dira mot doussament :

a cels qu’iran a salvament :

« Venes a mi, li mieu bons filh !

Qu’ieu vos guardarai de perilh. »

 

Aquel senher, que nos formet

e que de la verges nasquet,

nos garde de pecat mortal

e de pena perpetual !

 

1 Écouter aussi la belle version chantée par Maria del Mar Bonet, très ornée de mélismes, chantée à Barcelone en 2010. Elle présente aussi l’intérêt du sous-titrage catalan. Voir aussi l’article en ligne de Micheline Galley, « À propos du chant prophétique de la Sibylle : Judicii Signum »,Diogène, 2007/3 (n° 219), p. 45-57.

2M. Mila y Fontanals« El canto de la Sibila en lengua de oc », Romania, tome 9 n°35, 1880. p. 353-365; https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1880_num_9_35_6534 ; María Eugenia Rincón, « Lazo cultural entre Provenza y Cataluña: el "Cant de la Sibil.la" »,Anuario de la Sociedad Española de Literatura General y Comparada, Vol. III (1980), pp.120-129 en ligne dans la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes.

3 Julien Abed : « Le Chant de la sibylle. L’"ancien" selon quelques contemporains (Jordi Savall, Maurice Ohana, Pascal Quignard) », Comparatismes en Sorbonne, vol. 1 : Tradition, Modernité : un éternel retour ?, études réunies par Audrey Giboux (2010), p. 181-195.

4 Outre l’article ci-dessous, voir Paul Aebischer « Un ultime écho de la Procession des prophètes, le Cant de la Sibil.la de la nuit de Noël à Majorque », Mélanges offerts à Gustave Cohen, Paris, Nizet 1950, repris in Neuf études sur le théâtre médiéval, Geneva: Droz, 1972, p. 17-54. Voir également l’article synthétique de Maricarmen Gómez « Le Chant de la Sibylle », Goldberg, t. 12, 2000, août-octobre, p. 49-63, en ligne avec plein d’erreurs sans doute dues à la transcription automatique. A noter également que la notice Wikipedia en Catalan, apparemment riche et complète est pour l’essentiel une copie non signalée d’un article fort ancien et donc dépassé de Manuel Sanchis Guarner, « El cant de la Sibil.la la nit de Nadal en Mallorca », Raixa, 1953, p. 19-22.

5Paul Aebischer, « Le «Cant de la Sibil·la» en la cathédrale d'Alghero la veillée de Noël », Estudis Romànics, 1949-1950, ii, 173.

6H. Suchier, Denkmäler provenzalischer Literatur und Sprache, I (Halle, 1883), p. 462-469 et 568-572.

Melhau, occitan réfractaire

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chant de l'alouette 1

 

À propos de : Jan Dau Melhau, Parcours d’un occitan réfractaire. Entretiens avec Baptiste Chrétien, IEO dau Lemosin, 2018.

 

Jan dau Melhau est un sacré personnage. Sa notoriété est très large, en Limousin et, parmi les acteurs de l’occitanisme, dans toutes les régions occitanophones. Nous connaissons tous ici sa silhouette élancée, son activité infatigable dans les domaines de la littérature et de la musique occitanes, ses coups de gueule, ses engagements toujours tranchés (voir à titre d’exemple, ici même, sa protestation contre le remembrement régional qui s’est traduit par la disparition de la région Limousin). Il nous a époustouflé une fois encore en tenant le cap d’une longue journée de lecture marathon d’œuvres de Marcelle Delpastre en février 2018, commémorant la mort de l’écrivaine. Il faut le voir et l’entendre interpréter, quarante ans après sa création, sa chanson Quant quò sirà la fin dau temps sur le plateau d’octéléà Limoges, la même année... Plus récemment, il a marqué son opposition au projet de parc d’attraction à Chauffailles par un jeûne, etc.

Ce livre, qui recueille une série d’entretiens réalisés entre 2015-2016 par Baptiste Chrétien, fidèle de ce blog, nous en apprend beaucoup sur son itinéraire, qui rencontre ceux de nombreux occitanistes entre les années 70 et nos jours, et il offre ainsi un regard rétrospectif aigu sur un pan d’histoire culturelle qu’en Limousin on s’attache désormais surtout à refouler, comme il advient toujours avec les mouvements qui ont échoué. Qu’on lise les ouvrages d’histoire des idées contemporaines en France : presque aucune mention n’y est faite de tout ce qui peut s’apparenter au « régionalisme » pour une cervelle parisienne (voir ici à propos du Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine) : n’y figurent pas même les noms de Castan ou de Lafont, alors ne parlons pas de Melhau ! Ce livre aussi nous permet d’appréhender la vision du monde très particulière de Melhau (puisque c’est ainsi que nous l’appelons), sa philosophie ou, si l’on veut mieux – l’homme ne se prétend pas philosophe – son idéologie (le mot est ici employé avec la plus grande neutralité, disons ses vues sur la société, la politique et l’histoire).

 

Itinéraire biographique

C’est en ville, à Limoges qu’il a grandi dans les années 50 et 60 : sa mère tenait un bistrot aux Casseaux près de la cité Raoul Dautry, un quartier très ouvrier, marqué par une forte présence communiste, comme le petit Melhau pouvait le constater en livrant les journaux. Il en a gardé une grande affection pour les Ponticauds, qu’il m’a témoigné maintes fois, dont la plupart venaient des campagnes, nombre d’entre eux parlant encore limousin. Le jeune Jean-Marie Maury (puisque tel est son nom d’état civil) fit des études, de sciences Po puis de philosophie à Toulouse, réalisant un mémoire de maîtrise sur Max Stirner. Le jeune Melhau en effet eut très tôt des convictions libertaires, qu’il a conservées, et participa à la création d’un Cercle Proudhon. Il lisait aussi Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, des auteurs issus du personnalisme, qui en leur temps firent une critique politique et philosophique de la « société technique » et du progrès que Melhau a faite entièrement sienne. Sur ce point aussi, il n’a pas varié depuis ces années de jeunesse.

Alors qu’il pouvait prétendre à un avenir universitaire, en accord avec ses convictions, il revint au pays, non pas à Limoges, mais à la maison familiale de Meuzac, où vivaient sa grand-mère et sa tante, la Jeanne et la Mili, sur lesquelles il a écrit voilà quelques années un magnifique texte (Mes Vieilles, voir le compte rendu ici-même). Sa famille était souvent dite « les gens du melhau », c’est-à-dire de la terre à millet, et c’est ce nom qu’il prit pour signer son premier livre à 23 ans, un roman terrible, Los dos einocents (1971-72, publié en 1978), la première œuvre d’ailleurs que j’ai lu en limousin. Son auteur aujourd’hui est assez critique à son égard : pourtant, par son réalisme désespéré, sa noirceur, sa verdeur linguistique, tout Melhau est déjà-là. « Je voyais déjà l’évolution de ce pays d’une façon très noire, confie-t-il à Baptiste Chrétien, c’était déjà d’un pessimisme incroyable ! Pourtant Dieu sait si j’étais content de revenir là ! » (p. 33).

Déjà aussi, Melhau chantait et jouait de la musique (son père chemineau était musicien, violoneux et accordéoniste, et lui-même avait enfant commencé l’accordéon) : « comme je voulais écrire des chansons sur ce pays limousin, il fallait bien que je le fasse dans sa langue, c’est évident ! […] Mais au début, bien sûr, j’écrivais dans un occitan tout à fait phonétique, ou ‘patoisant’ comme on dirait. Je ne savais ni lire ni écrire cette langue » (p. 35). Mais au contact de militants occitanistes, Melhau maîtrisa bien vite la graphie dite « classique » et devint un auteur parmi les plus reconnus des lettres occitanes, préférant cultiver les formes brèves (chansons, contes, nouvelles, courts récits, chroniques, aphorisme, proverbes, etc.). Baptiste Chrétien1, ici même, a dit tout le bien qu’il pensait de Ma Lenga (2012), court texte autobiographique (un genre qu’il pratique peu), percutant et désespéré sur sa relation à la langue limousine.

Côté musique, il raconte comment, avec son voisin et ami Serge Marot (voir la très belle interview de Marot par l’IEO dau Lemosin en 2012), il donna un premier concert, plutôt épique, lors d’un battage à l’ancienne à Meuzac en 1973, choisissant de jouer sur un instrument traditionnel, le violon, qu’il était loin de maîtriser, mais le public plébiscita néanmoins la fougue de la jeunesse. Très vite, Melhau se mit à la vielle, qui l’attirait aussi parce qu’elle lui permettait de chanter. C’est l’instrument qui l’accompagnera dans sa pérégrination jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle (et retour!) en 1987 (voir son livre : Journal d’un pèlerin vielleux et mendiant sur le chemin de Compostelle).

Il parle aussi de son objection de conscience et de son refus d’affectation à l’ONF pour planter des résineux (hé oui, le combat des feuillus ne date pas d’hier !) ; s’ensuivit un procès en 1976 qui se solda par deux mois de prison avec sursis. Melhau évoluait dans un milieu de jeunes réfractaires – alternatifs dirions nous aujourd’hui – anars, militants écolos, antimilitaristes, occitanistes surtout... Bien des noms sont évoqués dans son livre, où s’esquisse tout un milieu extrêmement actif dans ces années : Marcel Denis, Alain/ Alem Dostromon, Sergi/ Serge Marot, Jean-François Pressicaud, Michel Capduelh / Chadeuil, François Faucher, Jaumeta Beauzetie, Jean-Marc Siméonin, Jean-Claude Roulet, Pierre Maclouf, un peu plus tard Bernard Combi…

 

Les élites absentes et le peuple fuyant

Cependant, Melhau tient à préciser qu’au début de sa carrière de musicien, ceux qui le convient, avec ses compères Marot et Dostromon, « n’étaient pas les occitanistes, ni même les folkeux. C’étaient les amicales laïques, les comités des fêtes, les associations rurales, la FOL… Il y avait un intérêt pour la culture locale » (p. 49). « Quand le comité des fête, le foyer rural ou l’amicale laïque de je ne sais quelle petite commune nous faisait venir, tout le monde était là, c’était un public populaire, et diversifié. C’est maintenant que l’on touche un public très restreint, pas à l’époque ! » (p. 93). Melhau a raison d’y insister, contre la critique (parfois autocritique) consistant à dire que le mouvement occitaniste a échoué pour être demeuré dans son coin, coupé des locuteurs, trop élitaire et trop intello : «  les gens qui venaient à nos spectacles, à nos soirées, c’était ‘le peuple’, ce n’étaient pas les intellos. Justement, on ne touchait pas les intellectuels… » (p. 93). Et la vérité c’est que, justement, l’immense majorité des intellos et des bourgeois dénigraient le « patois »à l’époque, et plus encore aujourd’hui (mon Dieu, j’en sais quelque chose!), pour des raisons justement de distinction sociale et donc culturelle. Ce qui a manqué au mouvement occitan, ce sont justement les intellectuels plus que le « peuple », si tant est que la distinction puisse être maintenue, car justement s’engager dans l’occitanisme répondait à un refus de ce clivage ; des paysans pouvaient d’ailleurs devenir de grands intellos, comme ce fut le cas de Marcelle Delpastre chez laquelle Melhau allait apprendre et non enseigner, ou du moins y allait-il pour converser et échanger le plus simplement du monde.

Certes, la sensibilité de ce mouvement de revalorisation était aussi minoritaire dans les couches populaires et touchait surtout en fait des personnes de maturité et des vieux, heureux de retrouver, sous cette forme renouvelée, des pans de leur culture ou de celle de leurs parents, et ce que raconte Melhau des quelques noces où il alla donner sa musique est assez révélateur : « il y avait les vieux, les parents et les grands-parents, qui nous voulaient, qui étaient contents de nous voir. Mais leurs enfants, les jeunes, n’en avaient rien à cirer de nous, donc dès qu’on arrêtait de jouer, ils branchaient vite un tourne-disque et écoutaient une tout autre musique... » (p. 49). Les forces, certes, étaient inégales, et toutes les tentatives, parfois très réussies sur le plan musical, que l’on a connu d’investissement occitan du rock et des musiques urbaines n’ont pas pu, globalement, modifier cette situation objective de culture subalterne de niche, boudée à la fois par les élites et la grande masse des jeunes. Il faut quand même reconnaître que le mouvement occitaniste associatif était (et reste) dans l’ensemble composé surtout d’enseignants et que les ouvriers et paysans n’y accoururent jamais en masse : « j’ai tout fait, dit Melhau, à l’IEO 87, pour qu’y entrent des ouvriers et des paysans... », et s’ils étaient venus et avaient voulu, ils auraient pu y prendre le pouvoir, affirme-t-il (p. 94), mais un telle dynamique, nulle part ou presque en Occitanie, n’a en fait existé . Oui, les textes et les spectacles de Melhau et de ses amis, il le reconnaît volontiers, étaient exigeants. Par exemple N’autres tanben la Revolucion...des chansons de l’abbé Richard… aux fables du citoyen Foucaud, créé sans presque aucune aide pour le bicentenaire en 1987 (p. 116) ou bien Lo diable es jos la pòrta, œuvre musicale et dramatique, qui datait des années 70 (« ça parle de la mort d’un pays et de sa langue, de sa culture, de sa mythologie, de la fin d’une civilisation, de la fin d’un monde millénaire que j’ai été l’un des derniers à connaître et qui a disparu en quelques décennies », p. 119), voir la page dédiée du CRMT). Leur pari était que les gens « pouvaient prendre le meilleur de cette langue, de cette culture, pas toujours se cantonner à un folklore à la con ! » (p. 93). Il rappelle que, entre autres, il fit du théâtre à Saint-Méard (Haute-Vienne) avec les paysans du lieu : « Hé bien ils se reconnaissaient dans ce qu’on faisait, c’était dans leur langue, ça parlait de leur culture, enfin ça n’était pas élitiste, bien que ce fût de la qualité. Alors oui, nos spectacles portaient à réfléchir, mais ce n’était pas déconnecté du ‘peuple’, ou alors je ne sais pas ce que c’est que le ‘peuple’ ! » (p. 97).

Mais il est important de souligner que Melhau se situe lui-même dans un mouvement où d’autres formes d’expression, plus « populaires » si l’on veut, avaient leur place : « tout n’était pas élitiste, par exemple André Dexet, dit Panazô, que j’aimais beaucoup, faisait des émissions télé et radio très populaires, ce n’était vraiment pas un bourgeois, bien au contraire ! » (p. 95).

Cela est à souligner, car on présente souvent Melhau comme hautain et méprisant à l’égard des usages les plus populaires de la langue, par exemple vis à vis de l’art bien limousin de la gnorle, dont Panazô fut un grand maître. Ce à quoi il s’opposait était l’idéologie selon laquelle « pour beaucoup de monde, le « patois » c’était la gnorle, c’était forcément pour rigoler, ça ne pouvait être que ça ! » (p. 94). Certes, on pouvait aussi partir de là, comme le fit longtemps en Languedoc Padena, alias Robert Marty, ou encore aujourd’hui en Limousin Jean-François Vignaud, pour cultiver la langue en dignité, mais telle n’est pas la veine de Melhau, encore que l’humour dans ses textes ne manque pas.

 

Musique modale savante et populaire

Du reste, ses réalisations et travaux musicaux les plus exigeants, par exemple sur les troubadours, le chant grégorien, la musique modale, sont conduites dans un esprit populaire. Ainsi, au moment d’évoquer ses partenariats avec Jean-Marie Carlotti (Rencontres méditerranéennes de Fontblanche et d’Arles), il dit à son interlocuteur : « nous qui venions tous de la musique traditionnelle, on voulait faire le lien qui n’avait jamais été fait entre la musique savante et la musique populaire, et donner à entendre les troubadours de façon un peu moins guindée que ce qui se pratiquait habituellement, y mettre un esprit populaire, quoi » (p. 59). C’est ainsi que Melhau, en effet, a collaboré avec Gérard Zuchetto et le Troubadours Art Ensemble, puis avec le Carrefour Ventadour (Luc de Goustine), réalisant à Aubusson en 1980 avec Olivier Payrat – un autre de ses complices – un spectacle marquant entièrement consacré au troubadour Gaucelm Faidit. Conjointement, il travaillait à la lecture des « neumes » grégoriens et surtout à la notation de point de l’abbaye de Saint-Martial (XIe-XIIe siècle), animant lui-même des stages de chant grégorien. À l’occasion d’un colloque en Grèce au cours des années 80, il découvrit aussi avec enthousiasme le chant byzantin. Il se mit à l’écoute de la musique savante et populaire indienne, fit l’acquisition d’un harmonium indien… C’est ainsi qu’il devint un grand promoteur de la musique modale, qu’il retrouve dans les musiques traditionnelles du Limousin et du reste de l’Europe. Il est par contre un grand contempteur de la gamme tempérée, appauvrissement (réduction aux tons mineur et majeur) et même, à ses yeux falsification des « accords naturels » (« comme ils le sont dans toute tradition qui se respecte » ajoute-t-il, et je lui en laisse évidemment la responsabilité)2. Pour lui, les chanteurs d’opéra chantent faux qui se règlent sur le piano, lui même faux… L’invention du pianoforte,à ses yeux, fut une « catastrophe » musicale comparable à la catastrophe technique de l’introduction de la machine à vapeur !3 Il renvoie d’ailleurs aux réflexions et analyses du violoniste Jean-Marc Delaunay qui a « répertorié une quantité incroyable de modes différents avec leurs variantes » et a creusé cette théorie des musiques traditionnelles comme musiques modales (p. 82. Je me permets à ce sujet de mentionner la très bonne synthèse que Delaunay propose de ses idées sur le site du CrmT, sous le titre « Les musiques traditionnelles du Massif central sont-elles modales ? »).

 

Lo Chamin de Sent Jaume

Il faut enfin évoquer l’énorme travail d’éditeur accompli par Melhau. Depuis le début des années 70, avec ses amis (en particulier son illustrateur attitré, le très talentueux Jean-Marc Simeonin) et les moyens du bord, il avait donné au public pas mal de fascicules, livres et livrets dont les premiers n° du Leberaubre, la crâne revue de littérature limousine hélas en panne depuis longtemps (voir ici le compte-rendu du n° 28/29). Il s’était ainsi appris (forme verbale qu’il affectionne) au méticuleux, patient et exigeant travail d’éditeur et fonde en 1984 les éditions Lo Chamin de Sent Jaume (trois ans avant son fameux pèlerinage à Saint-Jacques). Dix ans plus tard, grâce à sa rencontre d’Edmond Thomas, éditeur prolétarien (Plein Chant) et imprimeur virtuose (« le Paganini de la Ronéo » !), il se met à produire en collaboration avec celui-ci des ouvrages d’une qualité matérielle et esthétique parfois époustouflante, comme Glòria de la mòrt, un magnifique livre d’artiste, toujours disponible (voir la bonne vidéo de la BFM qui lui est consacrée sur le site de la 7A Limoges). C’est dans ce cadre qu’il entreprend et surtout – véritable exploit – termine le travail gigantesque de publication des œuvres de Marcelle Delpastre, dont il est l’exécuteur testamentaire : « des milliers d’heures à défricher, trier les manuscrits, à les dactylographier, à les mettre en forme, à‘fabriquer’ tous ces volumes » (p. 112). Mais il publie aussi, parmi les morts, le théâtre occitan d’Antoine Dubernard et l’œuvre du poète Paul-Louis Grenier et, parmi les vivants, Monica Sarrasin, Jan-Peire Reidi, Jan-Peire Lacomba, Joan Ganhaire, Michel et Cécile Chapduelh, sans compter ses propres œuvres qu’il a, dit-il, la faiblesse d’apprécier.

 

« Faire ce que j’ai à faire »

Ce rapide passage en revue – on verra dans le livre que bien d’autres élément de sa biographie auraient mérité d’être mentionnés – suffit je crois à montre à quel point cet itinéraire, toujours poursuivi avec constance et fermeté, est cohérent. Lui même l’exprime très bien en esquissant une philosophie où, pour ma part, j’ai reconnu Spinoza : « La liberté n’existe pas […] la liberté c’est d’obéir à son déterminisme, contre tout ce qui voudrait nous en détourner » (p. 27 cf. Éthique III, prop VI : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. ») et il poursuit ainsi : « je ne me suis jamais posé de question, je n’ai jamais été face à des dilemmes, j’ai toujours suivi ma logique, le courant de ma vie » (p. 28). Cela, certes, force l’admiration, et je le dis d’autant plus librement qu’il y a bien des idées de Melhau que je ne partage pas, mais ce n’est certes pas le lieu, ici, dans le cadre de ce compte-rendu, de se livrer à une discussion en règle qui, d’ailleurs, j’en ai bien peur, n’aurait pas grand intérêt.

Il m’intéresse plutôt de souligner combien ce parcours singulier est aussi, par bien des aspects, exemplaire, s’inscrivant dans un contexte qui fut d’abord celui de la culture contestataire de 1968 et des années 70 et du partage, marginal mais très significatif, de l’urgence absolu d’un retour à la ruralité, aux pratiques agricoles et aux langues et cultures locales à travers des formes de critique radicale de la société de consommation, du technicisme outrancier et, tout en même temps, du centralisme culturel jacobin qui sévissait et d’ailleurs sévit toujours avec la même virulence en France au point de ne même plus être visible pour une grande partie de la population.

Car si ce mouvement était aux avant-postes (voir par exemple la Gueule Ouverte, journal que nous lisions alors) et s’il a vu certaines des idées qu’il portait, alors très majoritairement méprisées, s’imposer aujourd’hui dans le débat public (écologie, décroissance, frugalité…), une autre partie, la grande partie culturelle de cet engagement (revitalisation des langues dénigrées comme patois, affirmation culturelle, à travers ces langues et la réappropriation d’éléments culturels : littérature orale, chants, musiques, danse) connaît un bilan bien plus mitigé, voire, concernant la langue elle-même, absolument catastrophique. Si les musiques et les danses mobilisent encore des énergies et si beaucoup de bon travail a été fait dans ce domaine (notamment autour des activités du Centre Régional des Musiques Traditionnelles en Limousin créé en par Françoise Etay, grande amie de Melhau), il est toujours menacé par une dégradation dans l’insignifiance, dans ce que l’on fuyait alors au premier chef et que nous nommions « folklore ». Évidemment ce jugement critique sur les processus de «foklorisation », que je partage avec Melhau et que d’autres contestent, non sans arguments (Sicre par exemple et sa réhabilitation du folklore), n’est pas neutre et une démarche anthropologique digne de ce nom ne l’acceptera pas. Mais, depuis le début, c’est la haute opinion que nous nous faisons des cultures paysannes dans toutes leurs expressions, qui nous motive et nous conduit au rejet des versions culturelles affadies, où la langue même est chassée. Ce qui est à déplorer est l’abandon général de la langue dans les régions occitanophones et tout particulièrement en Limousin où le peu qui avait été conquis, un semblant de dignité et de reconnaissance, est aujourd’hui bel et bien perdu, faute de transmission, avec la complicité silencieuse mais tenace et redoutablement efficace des institutions publiques. Les Pierre Bergounioux et autres thuriféraires du salut littéraire par le culte de la langue unique, peuvent pavoiser, mépriser Melhau, le traiter comme ils le font, « d’écrivain patoisant » et surtout l’ignorer, considérer que son œuvre ne compte pas et qu’il ne mérite plus de se produire nulle part dans la région.

Melhau, très impliqué dans la vie associative occitaniste (ce livre est aussi important pour en faire l’histoire limousine), comme tous les acteurs de l’occitanisme qui ont connu l’effervescence des années 60-70, doit vivre avec ça. « De nos jours, malgré les efforts de notre ami Jean-Marie Caunet et de son équipe [de l’Institut d’Études Occitanes], qui se démènent, il n’y a aucun sursaut, pas de réveil occitan en Limousin. La langue continue de disparaître, elle a même quasiment disparu. » (p. 92). Cela évidemment est aussi dur, terriblement dur, pour les rares « jeunes » occitanistes limousins, dont fait partie Baptiste Chrétien, auquel revient la tâche, en vérité inacceptable, de tirer la porte derrière eux.

« À la fin des années 1970, on y croyait encore. C’est dans les années 1980 que tout s’est écroulé » (p. 91). Melhau lui-même a vu ainsi son public se réduire comme peau de chagrin. Y croire, pour lui, voulait dire qu’il y avait encore une partie à jouer, une dernière campagne dans une guerre perdue : « … par amour de notre langue on se disait : ‘tout est foutu, donc il faut continuer !’ Mais beaucoup d’occitanistes de l’époque ont pris leur parti de cet échec programmé » et ont quitté le mouvement,« parce qu’il n’y avait plus d’espoir » (p. 98). C’est ce sentiment qui m’empêcha moi-même par exemple, à Albi, d’entrer dans le mouvement vers 1976, et c’est pourquoi je ne mets nullement en doute la lucidité que pouvait avoir alors Melhau de la situation. Aussi peut-il se raviser et dire, sans contradiction, qu’en fait lui-même n’y a jamais cru : « je n’y croyais pas [ …], je ne crois en rien. Je fais ce que j’ai à faire, c’est tout... » (p. 96). Delpastre aussi répétait volontiers « Que lai era pas estachada » : « Que je n’y étais pas attachée », c’est-à-dire obligée, contrainte. Ainsi imperturbablement, coma la peira es peira e l’aiga, aiga, Melhau es Melhau.

 

Jean-Pierre Cavaillé

 

1Je me suis permis de multiplier ici les liens internes à ce blog, lorsque sont mentionnés des auteurs et des titres dont il a été ici rendu compte.

2« Vous partez sur une corde, qu’on appelle la dominante, la teneur, le bourdon de base, quoi. Si vous êtes en mode de ré, par exemple, vous réglez votre bourdon, sur votre vieille ou votre harmonium, vous installez un , qui sera la note principale. Alors ensuite, ce n’est pas bêtement ré mi fa sol la si do, non, la note importante après le , ce sera le la, qui sera la quinte. Avant d’arriver au la, évidemment, vous passez par le mi, le fa à peine, vous l’effleurez, et dans ce mode il y a des notes qui n’existent pas, que vous n’utilisez pas, c’est d’ailleurs celles que l’on entend le plus, par les silences qu’elles produisent. Mais l’important, ce sera le et la quinte, auxquels peut s’ajouter la quarte, un fa dièse dessous, et là vous avez une perfection d’écart. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que c’est une échelle, avec des valeurs. Il y a des notes importantes, et puis il y a des notes de passage, et surtout il y a des notes tellement peu employées que c’est leur silence que l’on entend, donc elles sont aussi très importantes. » (p. 81)

3 Ne pouvant rendre compte de toutes les facettes du personnage, on négligera ici cet aspect important : « La machine à vapeur », dont l’invention signe ce « moment où l’homme ne se suffit plus de son pas ou du pas de son cheval », est pour lui début « de la catastrophe occidentale » (p. 64). Sur ce plan, il est on ne peut plus radical : « La technologie […] me répugne […] Moi, la critique de la société actuelle est beaucoup plus radicale, je pense que c’est une catastrophe, qu’il n’y a même pas à essayer de dialoguer avec elle. Il faut la détruire, c’est tout, et repartir sur d’autres bases » (p. 24). C’est pourquoi, avoue-t-il,« Je regrette un temps que je n’ai pas connu », le temps d’avant la machine à vapeur et d’avant le piano ! (p. 154).

 

O parmisso foun o Korako oun o Chouamo

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Korako

mit o Chouamo, photo Jeremy Heldebaume

 

La fable du Corbeau et du Champignon

 

Cela pourrait être une fable, celle du Corbeau et du Champignon, en manouche o parmisso foun o korako oun o Chouamo. Korako et Chouamo sont les noms manouches de deux jeunes voyageurs de Normandie et du Nord, Jérémy Heldebaume et Jessie Quintin, des « cousins », qui œuvrent sur internet pour la langue et la culture manouches. Cette fable je la leur laisse dire, en ligne et en manouche ou/et en français ! Ces noms, en tout cas, ne sont pas le fruit du hasard, ils disent déjà des choses sur la vie des Manouches, leur amour pour les oiseaux, y compris pour cet oiseau noir, si intelligent, qu’ils domestiquent parfois, et leur attrait pour les pratiques de cueillette dans la nature.

C’est mon ami Teddy, qui sait combien j’aime entendre du bon manouche sur internet, qui m’a montré la page facebook publique de Korako, Cultures Tsiganes, qui vaut vraiment le détour les amis, et je suis ensuite vite tombé sur celle du Chouamo. On voit tout de suite que Chouamo et Korako mènent exactement la vie de la plus grande partie des manouches / voyageurs d’aujourd’hui : ils font de l’élagage, de l’entretien de jardin, Korako vend un peu de ferraille et même – ce qui est une pratique qui devient rare – fait des paniers. On comprend que c’est avant tout l’amour de la langue qui les a réunis, car chacun de son côté avait du mal à trouver des interlocuteurs au quotidien ; alors ils s’appelaient et conversaient par téléphone en romenès (« le garçon Chouamo, vous le connaissez hé ben nous tous les soirs on s’appelle on essaie d’entretenir un peu cette langue manouche qui a un peu disparu de la circulation, en tout cas dans le nord de la France en Normandie... »). Comme dit Korako dans l’une de ses vidéos, « on tombe mort pour la langue manouche ». Tomber mortest une belle expression des Voyageurs, elle me rappelle les paroles de la chanson d’amour Bloumela : « Mor dji merels palal toute » : littéralement « mon coeur mourait derrière toi »...).

Chouamo en particulier, a une langue d’une grande aisance et limpidité, comme vous pouvez le voir sur cette vidéo, où il raconte en toute simplicité comment il passe ses dimanches et de tout les travaux d’élagage qu’il fait la semaine... C’est lui, dit Korako, qui l’a affermi dans la langue lui a permis d’avancer et en effet, il s’en sort très bien aussi, même s’il fait son modeste (« je ne suis pas le spécialiste de la langue manouche, j’essaye de parler un peu... » dit-il dans une vidéo). Dans une vidéo en romenès du 20 janvier dernier, où il engage ceux qui le suivent sur facebook d’entrer en conversation avec lui (« Aven te rakrel romenès mantsar ! »), Korako dit – je transcris selon une graphie à la française , sauf « e » qui fait toujours « é »– etrépète : « faltel man te rakap romenès o tchelo dives » (« j’aime parler manouche toute la journée »). Il se plaint de sa difficulté de trouver des locuteurs dans son lieu de vie habituel et parmi sa famille la plus proche et se plaint de ce que beaucoup de Manouches ne veulent pas parler avec lui et ne veulent pas apprendre (« eïvo gar [poro] bout menchi ion kamen le gar te rakap romenès mit mantsar ! […] kamen le gar te siklel, ioï eïven le tchi ! »). Dans une autre vidéo, quelques jours plus tard, il redit tout cela en français et développe. J’espère qu’il ne m’en voudra pas d’en mettre par écrit une large partie, car cela me semble vraiment en valoir la peine, même s’il vaut mieux cliquer tout de suite sur le lien : « Quelle beauté, quelle belle langue Seigneur ! C’est une langue tellement riche ! Il y en a qui pensent que c’est un dialecte ou je sais pas quoi, mais c’est vraiment une vraie langue universelle, une langue où que des voyageurs de France ils peuvent essayer de parler avec d’autres voyageurs d’Allemagne, de la France ou dans l’Europe […]. Moi j’aime parler manouche toute la journée. Je me lève, je parle manouche, je travaille, je parle manouche, je m’endors, je parle manouche : c’est devenu une drogue pour moi […]. Les voyageurs où je suis dans le nord de la France, que ce soit en Normandie ou par là-bas, c’est une langue qui a disparu un peu de la circulation, bon il y en a certainement qui parlent… C’est une langue qui va disparaître, si on ne fait pas tout pour la sauver, pour la récupérer […] La langue c’est quand même un bon pourcentage des origines. Tu viens, tu parles manouche, c’est concret tout de suite… ça se voit que t’es un manouche, que tu as grandi dans la langue. C’est un truc concret on va dire. Un gadjo il peut prendre une camping, il peut voyager, mais la langue, c’est autre chose ! Pour apprendre la langue, il faut avoir l’amour de la culture tsigane et l’amour de la langue manouche, très dur… […] C’est pas parce que t’es un voyageur, que t’es un Manouche que t’as forcément un plus grand désir d’apprendre cette langue qu’un gadjo ». La preuve en est Louis Gouyon Matignon, dont j’ai parlé plusieurs fois ici (à propos de ses vidéos, de ses livres sur la langue… et de son petit film, O Kova). Les vidéos en manouche de Gouyon Matignon, on le sent bien, ne sont pas pour rien dans la décision de s’y mettre, eux aussi, Korako et Chouamo, Jérémy et Jessie : « c’est un gadjo qui m’a donné envie de réapprendre cette langue, de se réapproprier cette langue, parce que qui mieux qu’un Manouche peut parler manouche? […] Pourtant, lui, c’est un gadjo, il s’est imprégné de la culture tsigane, de la culture des voyageurs, de la langue et des métiers. […] bravo à lui ! ». Aussi, poursuit-il, « je voulais en venir à tous ses voyageurs qui disent que ça rien de parler manouche, que c’est trop arriéré, que c’est une langue qui s’est perdu, que ça sert plus à rien de la parler, des voyageurs qui, juste le fait de parler un peu devant eux, ça les énerve, ça les met mal à l’aise. Une pensée à nos anciens qui maîtrisaient cette langue, qui parlaient cette langue. Nous devons leur rendre mémoire, réapprendre cette langue et la travailler et s’en servir chaque jour. Moi je parle toujours manouche avec mon cousin [Chouamo], je parle avec mes petits, pareil, je suis pas fou et… j’ai réfléchis. Je comprends pas pourquoi, il y en a qui peuvent pas voir cette langue, qui n’aiment pas cette langue, alors qu’un gadjo, il a réussi, il appris cette langue par cœur et il l’a aimée et il se l’est appropriée. C’est important de garder notre langue, parce que notre langue va disparaître […] Tu n’es pas plus voyageur parce que tu parles voyageur, ça n’a rien à voir, je ne suis pas plus voyageur, qu’un tel, qu’un Pierre, Paul, Jacques, qu’un garçon… Le seul truc que j’ai, c’est que j’ai un amour pour la langue manouche, voilà… C’est un truc que je peux pas me mentir à moi-même […] je connais mes origines, je connais mon histoire, je connais l’histoire des Tsiganes, des Voyageurs, je la connais par cœur et j’ai un amour pour notre culture, notre origine et notre langue. Sauvons notre langue, gardons notre langue, quelle beauté Seigneur, quelle beauté, quand tu parles manouche, quand tu vas au magasin avec un cousin à toi et que vous parlez, comme ça… quelle beauté. C’est un truc qui s’est perdu […], mais elle ne se perdra plus chez nous. Voilà la langue, très important les amis, très important ! […] à la limite, je préfère perdre le voyage que la langue… Le voyage ça fait partie de la culture manouche, de la culture tsigane, ouais, mais on va dire que le voyage c’est un peu moins dur à récupérer que la langue ».

J’ai reporté ce discours bien au long, parce que je connais nombre de locuteurs de langues très gravement menacées, dont la mienne (l’occitan), qui vivent exactement la même chose : celle d’une passion à la fois exacerbée et frustrée par le manque d’interlocuteurs, le risque même d’être pris pour un fou (ou un sectaire) dans son propre milieu (« len le man har i dinelo ! » : « me prenon per un fòl ! »). Mais cela est encore plus difficile, lorsque, comme c’est le cas pour le romani, cette langue n’est reconnue concrètement par aucune institution : aucune école ne l’enseigne, il n’en est fait nulle part la promotion, elle n’est en fait même pas sensée exister, et surtout pas sous sa forme réelle, c’est-à-dire sous la forme où elle est encore parlée sur les places désignées un peu partout en France. Le déni de réalitéà son égard est presque total, y compris et je le déplore, chez les chercheurs eux-mêmes.

Chouamo et Korako ont créé il y a quelques mois une chaîne youtube, La Chaîne Manouche, où ils s’emploient à doubler en manouche, avec les moyens du bord (Fimora9), des scènes cultes de films populaires (Titanic, Les Trois frères, Le Boulet, La Septième compagnie…, 10 épisodes à ce jour), parfois en modifiant sensiblement le texte, de manière à rendre l’ambiance plus « romanès » et à multiplier les clins-d’œil… C’est évidemment très drôle, pour qui connaît au moins un peu le manouche. Le but premier cependant n’est pas de « faire rire » mais, dit Korako, de « transmettre la langue », de «  faire naître la flamme de la langue manouche ». Non sous-titrés, ces films sont destinés à des internautes comprenant au moins un peu le manouche, même peu familiarisés avec la langue. Chouamo et Kokaro parient sur le fait que tout le monde connaît ces scènes et que l’on peut s’appuyer sur les images pour suivre, même si l’on ne sait que trois mots de manouche ; ainsi le passage par l’écrit n’est pas nécessaire, ni en fait souhaitable, car il s’agit ici de se mettre ou remettre la langue dans l’oreille, de l’entendre parler pour la parler soi-même.

Mais il ne faudrait pas croire que les nombreuses interventions de Korako sur Cultures Tsiganes se limitent à la défense et illustration de la langue. Elles permettent aussi d’entrer profondément dans les gestes quotidiens que les Manouches retiennent comme les définissant le mieux. Il le fait tantôt avec sérieux et poésie, tantôt avec humour : faire un feu par exemple, entreprendre un fond de panier, aller à la ferraille, faire un devis d’élagage pour un client (sur un cèdre de 30 cm de haut!), etc. Mais aussi elles nous font entrer dans le monde des valeurs manouches. Lorsque par exemple il parle du respect : « le respect il commence dès la naissance, les parents ils t’enseignent le respect. Chez nous les Manouches on a un profond respect, chez nous il y a des paroles qui ne se disent pas [...], chez nous y a des choses qu’on ne parlent pas avec nos anciens, y a des mots qu’on ne dit pas, y a des choses qui ne se font pas, chez nous... ». Le respect réside dans ce que l’on a appris à ne pas faire, à ne pas dire, à ne pas exhiber, et qui est en relation avec les anciens et les défunts (il faut évidemment lire à ce sujet, le livre de Patrick Williams, qui est une merveille : Nous on n’en parle pas1). Tout ce qui est important est vécu dans le retrait, dans la retenu : c’est d’abord cela le respect. Aussi, stigmatise-t-il ceux (en fait celui) qui, sur des vidéos, ont (a)« juré les morts », faisant rire toute la masse des gadjé qui pourtant n’ont strictement rien compris à ce qui se passait là, à ce qui ce jouait dans cette vidéo et celles qui ont suivi (la fameuse séquence de vidéo connue sous le nom de Clash des Gitans). Korako, homme, au parler mesuré et passionné, remet les pendules du voyage à l’heure, l’index levé, volontiers sentencieux mais sans donner de leçon. Les Manouches ne sont pas donneurs de leçon !

Qui plus est, Korako est résolument engagé dans le mouvement qui se dessine tous les jours un peu plus de revendication pour les places de stationnements et en faveur d’une reconnaissance publique du mode de vie non sédentaire ou demi-sédentaire, auxquels les pouvoirs publics nationaux et locaux mènent aujourd’hui une guerre impitoyable, une guerre telle que le voyage est devenu pratiquement impossible, en tout cas si l’on veut rester dans la légalité, d’où les installations forcées et le système des missions itinérantes. Il va de soi que Korako et Chouami se disent et sont, comme tant d’autres voyageurs, Gilets Jaunes (par exemple avec une vidéo du 18 février dernier, voir ici l’article que j’ai consacré l'année dernière à ce phénomène importantissime), ayant cependant leurs propres revendications de voyageurs. Mais en mettant la langue en avant, ils portent aussi des revendications culturelles et refusent de séparer le social et le culturel comme tant de bonnes âmes cherchent à leur imposer (voir ici Pas de droits culturels pour les Tsiganes).

Enfin, Korako est quelqu’un qui réfléchit beaucoup sur la question des conflits et des identités entre groupes de voyageurs et entre gadjé et voyageurs, mais du coup aussi sur la question des origines, dont je peux vous dire, d’expérience que malgré tout un courant anthropologique qui s’emploie à en minimiser l’importance et la pertinence (Williams que je citais par exemple), elle travaille tous les esprits dans le monde du voyage. Dans une vidéo saisissante (« L'origine des voyageurs et de leur langue »), il résume sa position personnelle, qu’il a élaborée par lui-même. Il ne met pas en question le grand récit, consolidé, du voyage depuis les Indes, mais il sait que certains groupes (Yéniches, etc.) n’ont pas cette histoire, tout en partageant les mêmes modes de vie et des formes culturelles proches, scellées d’ailleurs par des unions matrimoniales. De toute façon que cela ne plaise ou pas, tous les Manouches, les Yéniches, ceux qui viennent d’Inde, ceux qui n’en viennent pas, « étaient des gadjé ! » : « pour moi les Yéniches, les Manouches, au départ, c’étaient des gadjé ! » qui ont été jetés sur les routes (« au début le manouche était un sédentaire, c’était un gadjo, il est devenu tsigane par la force des choses, du départ des Indes jusqu’à la France, un parcours d’histoire, de voyage, d’aventures, de travail… c’est ça les Tsiganes »). Aussi n’y a-t-il pas lieu de créer des oppositions faciles et factices et surtout des hiérarchies entre les groupes de Tsiganes / de Voyageurs et d’abord entre les gadjé et les Voyageurs, car ils appartiennent tous à une même humanité et les différences, qui sont certes importantes, ne sont jamais que culturelles. Mais en adoptant, de gré et surtout de force, le voyage, les manouches et les autres humains ont retrouvé et conservé« la culture humaine d’origine, le nomadisme. Au début tout le monde était nomade, les gadjé, les noirs, les arabes, tout le monde était nomade, au début de l’histoire de l’humanité ». Mais ainsi, justement, les voyageurs sont « porteurs de l’origine de la culture du monde ». L’origine n’est donc pas l’Inde, l’origine est celle-là même de toute humanité : le nomadisme, le feu, la relation aux animaux… D’ailleurs « un Indien qui prend un billet d’avion, Charles de Gaulle, est-il manouche, est-il tsigane ? » Bien sûr que non ! Car les Tsiganes sont les enfants du voyage : « tu es le fruit d’un si long voyage » , se plaît à répéter Korako : « Les Manouches, avant d’arriver en France, ont fait un si long voyage, inoubliable, inestimable... ». Et la langue est la meilleure expression de ce voyage « dans tous les pays où ils sont passés, ils [les Tsiganes] ont emprunté« des mots, des expressions , des mots yéniches, des mots yiddish, des mots serbes, des mots russes »2, ils « se sont créés une propre langue […] La langue manouche est le résultat d’un si long voyage, d’un si long mélange, de plusieurs emprunts… […] tu as emprunté des mots dans tous les pays où tu as été, tu t’es marié, tu t’es installé, tu as gagné de l’argent... ». Et c’est donc ces mélanges, ces emprunts, la sédimentation culturelle et linguistique de ce si long voyage, et bien sûr le fait même du voyage et du mode de vie, plus de la mentalité originelle (celle des origines nomades de l’humanité) dont elle s’accompagne, qui créent et recréent en permanence la différence entre voyageurs et gadjé, les différences entre groupes de voyageurs aussi…

La conclusion tient en quelque phrase :« nous avons gardé la culture de l’espèce humaine, nous les Tsiganes : le voyage, l’état d’esprit. On aime bien faire un feu, on aime bien la liberté… cet état d’esprit du premier homme sur terre, soyons en fiers, car nous avons gardé cette origine là […] et si l’État français demain déciderait de supprimer nos modes de vie, de supprimer nos coutumes, ils supprimeraient aussi une partie de leur histoire3, aussi les amis [...] on a un culture différente des Gadjé, on a une langue différente des gadjé, on a des opinions différentes des gadjé, on a des fois un état d’esprit et une mentalité différente des gadjé, mais on a une chose en commun sur cette terre, on est tous des humains »

Je ne saurais dire mieux les amis (voilà j’ai pris le tic !), quò rakepen hi pardo foun tatchepen mire mal !Aven te dikes o video foun o Chouamo oun o Korako et, selon la formule déjà utilisée par Gouyon Matignon à la fin de la vidéo qui l’a rendu fameux dans le monde du voyage en France, reprise par Korako : « te o Devel veïrel toumen dren ! ».

Jean-Pierre Cavaillé

 

1 Voir aussi le bon article de Bertrand Lerossignol,« ‘Marquer le respect’, un lien commun dans la communauté manouche », Études Tsiganes, n° 26 (3ème trim. 2006), p. 66-85.

2 Un point de désaccord. Korako dit de la langue manouche : « elle est maintenant terminée, elle est faite, elle est parfaite, elle est complète ». Et non les amis ! Une langue terminée est une langue morte, qui n’évolue plus, ne change plus. Par contre une langue est faite, parfaite, complète en chacun de ses moments et en chacune de ses variantes, une langue est parfaite dans ses usages ici et maintenant, et dans le fait qu’elle a la justement la capacité de se transformer, de changer en permanence, ce qu’elle fait et continue à faire, quelque effort que l’on fasse pour la fixer, l’arrêter, la mettre en cage (le français de ce point de vue est un très bon exemple).

3D’autres manouches que je connais soutiennent cette position, la plus forte qui soit. C’est par exemple ce que j’ai bien souvent entendu dire par le Kèr, Joseph Stimbach et sa femme Sarah : en défendant leur propre liberté, les Manouches défendent celle de tous. Ah Joseph, si tu avais internet !


Speranza, la rage « dialectale » de Caserta

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Forbach, Caserte et les Roms : Le multiculturalisme par le bas

 

Le multiculturalisme, au sens du pluralisme culturel et linguistique, serait un truc de bobos bisounours coupés des réalités sociales. L’enjeu étant, par ces fausses évidences, de tout ramener à l’alternative entre une culture nationale, agent d’union et de cohésion sociale et citoyenne, et des cultures sectorielles cloisonnées, qui travaillent à la désunion et alimentent les conflits intercommunautaires. Détestable et puante connerie !

Je veux vous parler aujourd’hui du rapper Speranza (Espérance), qui connaît aujourd’hui un beau succès en Italie, selon moi entièrement mérité. Retenez ce nom, car il est bien possible qu’il traverse prochainement les Alpes, du moins je l’espère.

Speranza, Ugo Scicolone sur ses papiers d’identité, est néà Caserte (Caserta, Campanie, Italie) d’un père italien et d’une mère d’origine algérienne. Mais il a grandi dans la cité de Behren-lès-Forbach, tout près de Forbach (et non en banlieue parisienne comme le répètent à l’envie les journalistes italiens obnubilés par le rap du 93 !). Il y a commencéà rapper très jeune, déjà sous ce nom, apparemment sans grand succès. On trouve quatre de ses titres de 2012 sur sa chaîne, tout à fait écoutables. Puis après diverses difficultés et accointances délinquantes, ne se voyant aucun avenir en France, il a « émigréà l’envers » et il est revenu à Caserte, où il a travaillé comme maçon. Sur la pression de ses amis casertains, il s’y est remis au rap qu’il avait laissé complètement tombé, important en Italie une manière de rapper proche du gangsta rap à la française (Sofiane par exemple). Ce qu’il dit de cette décision à la revue RollingStone est assez édifiant : « Mon quartier (je traduis) a été pendant des années le plus pauvre de France [voir à ce sujet, sur France Cul]… C’était un endroit moche, tu t’en vas par désespoir. Quand tu vois tes amis qui se tiennent depuis 15 ans dans les mêmes entrées à vendre les mêmes trucs, à faire les mêmes choses, tu comprends qu’il n’y a pas d’évolution. Tu te demandes si tu dois finir toi aussi comme ça […] [à Caserte] c’est plus serein, c’est une vraie ville, tu te sens moins marginalisé », même si « les problèmes » ne manquent pas !1

Et c’est justement dans l’expression directe, vécue de l’intérieur à 100 %, de ces « problèmes »– criminalité, injustice sociale, chômage, une pauvreté qui n’a rien à envier à Behren – que tout l’art de Speranza est consacré, et il le fait en rappant presque exclusivement dans le napolitain parlé par les jeunes de Caserte, avec en chaque morceau, des phrases en français… Speranza hurle ses textes avec une voix ultra rauque dans un flow d’enfer qui pourtant fait bien entendre les textes, orduriers, injurieux et à la fois très riches d’allusions et de jeux de mots. Le rap de Speranza est violent, brutal, ultra énervé, et du coup totalement adhérant à la réalité exprimée ; celle, factuelle et presque obligée, de la délinquance et de tout ce qui va avec (armes, picole, came, bagnole, etc.), non pas montrée à travers les stéréotypes établis du gangsta rap bling bling, mais avec une vérité assumée des lieux et modes de vie : survêtements de sous-marques, bière Peroni et bricks de vin de la marque Tavernello (plus ou moins l’équivalent de La Villageoise)… Cela m’a rappelé le film (plus que la série) Gomorra qui outre le fait qu’il était tourné entièrement en napolitain, voulait montrer la pauvre banalité des tenues et de tout l’environnement des mafieux (voir le compte-rendu que j’en avais fait ici à sa sortie : Gomorra. Le néoréalisme « dialectal »à l’épreuve des préjugés). Mais le réalisme exacerbé de Speranza est d’abord celui de l’état d’esprit qui accompagne cette vie là, celui d’une jeunesse écorchée vive, sa vitalité explosive et désespérée, pleine de rage, d’exaspération, d’exagération et d’auto-ironie. Car la démarche est tout le contraire de celle du flambeur ostentatoire : il n’y a rien d’enviable, de désirable dans cette rage et cette douleur. Le but affiché, comme il le dit lui-même, est plutôt de « combattre le mal par le mal »2.

En deux ans seulement, Speranza s’est imposé dans le monde du rap et des musiques urbaines alternatives de la péninsule avec un succès foudroyant, enchaînant les titres et les vidéos chocs plébiscités par les internautes et le public des concerts, et certes pas seulement à Caserte ! Mais comment imaginer en France qu’un rapper puisse s’imposer dans l’ensemble des médias nationaux et au-delà, en rappant dans son « patois » ? En fait, c’est même inutile d’essayer d’imaginer ! Car cela met en jeu toute la différence qui sépare la notion de « dialetto »à celle, justement de « patois », mais aussi – je le dis en passant – à l’autre bout des échelles de valeur, à la notion de « langue régionale » (mais justement le napolitain ne jouit pas de cette reconnaissance), car ce qui est appréciéà Milan ou Turin dans le casertano hurlé de Speranza, ce n’est pas une langue reconnue, officialisée, mais un parler sale, un parler de rue et de jeunes « mal élevés ».

Voici quelques uns de ses titres : « Givova », « Chiavt a mammt », « Sparalo », « Spall a Sott », « Pagnale », « Sirene »…

« Givova » est le nom d’une marque italienne de vêtements à bas-prix, comme Zeus ou Legea… « Chiavt a mammt », c’est simplement : « Nique ta mère » en napolitain, sauf qu’en Italie, même un journal comme la Repubblica se refuse explicitement àécrire ces mots, et d’autres médias à les traduire en italien ! Il s’agit, dit Speranza (je traduis), d'une chanson « dédiée aux traîtres, aux repentis et aux donneurs. Rien de plus, c’est une danse pour les traîtres »3

 

 

« Sparalo » (Tire-lui dessus), dans le genre n’est pas mal non plus, qui commence par : « Tutt' e 'juorn ogni ser / Nuje facimm' e sord' e tutt' e maner » (« Tous les jours, chaque soir / on fait du fric de toutes les manières »). Ses paroles dans cette chanson comme dans les autres, sont tellement pleines d’allusions et de références à la culture populaire napolitaine, italienne et mondialisée que, pour les éclairer, le travail des exégètes en lignes (les nouveaux bénédictins du savoir contemporain) ne sont pas de trop. Comment sinon comprendre une phrase comme : « Bungt e bangtcchiù frat' a mammeta, a me me dà o'"café Safor" » ? (« bing et bang, plus frère [plus intime] à[ta] petite maman, elle me donne le café Safor » [jeu de mot entre ce café et l’homophonie en napolitain de « ca’ fess’ a for’ » : « avec le con dehors » immortalisé par une chanson vulgarissime de l’inénarrable Alberto Selly].

« Spall a Sott », existe en trois versions, et c’est une merveille. Cela veut dire, littéralement, « Épaules en dessous » : il s’agit de l’ordre lancé aux porteurs des Statues réunies de Sainte Anne et de la Vierge lors de la grande procession mariale de Caserte au mois d’août, une manifestation « religieuse » incroyable où les statues sont portées sur un grand socle fleuri et dansent littéralement sur les épaules des dizaines de porteurs au son d’une fanfare jouant de la musique profane (voir par exemple cette vidéo de 2013). Ces mots, « Spall a Sott », sont ainsi une sorte d’emblème de la ville, une affirmation identitaire forte de Speranza, et ils sont là aussi pour rappeler que la religion joue un rôle fondamental dans la vie de Speranza : « La religion me sert dans tout ce que je fais, si je n’avais un point de réflexion théologique, je me serais déjà suicidé. Mais pas par dépression, s’entend ! »4. Et s’il s’est donné ce nom, c’est en référence précisément, à la vertu théologale éponyme ! Hé oui, je n’invente rien, lisez ses interviews surRollingStone, ou surVice.

 

 

Les « Sirene » sont celles, non d’Ulysse mais des schmits au bas de chez lui... Avec « Pagnalé », il s’agit de rendre aux Roms et aux voyous unmot que leur a volé la police. En effet, « Pagnale » fait référence, à une opération de police d'envergure, médiatisée, voire même mise en scène par les autorités de Campanie, en février 2018, contre un réseau de voleurs et de receleurs tsiganes. Cette opération s’est présentée elle-même au public sous ce nom de Pagnale, dévoilant que c’était le nom que les « zingari » justement donnent aux flics dans la région. Les paroles (voir ici), là encore, sont denses de petites merveilles, comme la répartie du voyou arrêté au policier : « Tenent simm colleg / So nullatenent » : « Lieutenant, on est collègue / Je suis moi-même rien tenant », jeu de mot intraduisible entre « tenent » et « nullatenent ». Très notable aussi, dans ce morceau, une suite de rimes homophoniques en français en référence, pour ceux qui reconnaîtront, à Bobby Lapointe : « qui tue », « qui t’es ? », « acquitté », « Hello Kitty »« ta catin m’raconte qu’elle t’as quitté ». Dans ce texte aussi se mêle au napolitain et à l’italien un lexique romani, que Speranza semble bien dominer sciugar » : joli ; « giuchel » / « sciuclè » : chiens, etc.).

Voilàévidemment une autre face du personnage qui me le rend éminemment sympathique : son attrait déclaré pour les Roms. Lors d’un spectacle en 2019 au grand festival Mi Ami de Milan, il a fait flotter sur sa scène, outre les drapeaux de Palestine et du Kosovo, celui des Roms (il arborait aussi, non par hasard non plus, un gilet pare-balles à l’effigie du drapeau algérien : c’était le moment des grandes manifestations en Algérie)Mais surtout, surtout, sous le pseudonyme de Ugo de la Napoli, il est lui-même l’auteur d’une série de chansons en napolitain, datée de 2016, sur des airs connus de manele roumaines, toutes chantées en auto-tune (régléà la roumaine!), donc dans un style absolument différent de ce qu’il fait désormais. Or les textes de ces chansons, en particulier les deux qui figurent sur sa chaîne de vidéos sur des images détournées, sont ostensiblement philo-Rom (à souligner dans un pays ou l’antitsiganisme est officiel) et font l’éloge au passage de tous les groupes de migrants d’Italie. Ces deux chansons ont pour titre« Zingarella» et« Made in Italia ». Cette dernièreest le détournement d’une très célèbre manea, « Made in Romania » (ou « Dumlada »), chantée par l’enfant prodige Ionut Cercel en 2011 (àécouter et voir évidemment, si vous ne connaissez pas. Zingarella est plaquée sur un bout d’une vidéo, facile à trouver, de l’Osada (village) tsigane de Letanovce en Slovaquie, une vidéo que vous trouverez ici dans sa version originale, et dont je ne sais trop quoi penser, à la fois incroyablement réaliste grouillante de vie et un tantinet voyeuriste… En tout cas tout à fait exotique par rapport aux Roms de Campanie, dont on se demande bien pourquoi ils ne sont pas présents dans ce projet qui reste inabouti (c’est l’une de ses limites évidentes). Speranza en fit tout un disque avec plusieurs autres vidéos, impitoyablement effacées surFacebook, sans doute suite à des plaintes pour appropriation indue (de la musique et des vidéos), mais les morceaux (18 tout de même!), tous écrits et chantés par Ugo de la Napoli qui n’est autre que Speranza,peuvent tous en fait être encore téléchargés à cette adresse. On ne trouve nulle part de références explicites et développés sur ce projet immédiatement précédent sa série de raps explosifs une réalisation qui entrait assez bien dans ce genre napolitain dit « néomélodique », mais avec cette particularité de reprendre en napolitain, italien et même français, des tubes manele que l’on n’écoute guère en France ni en Italie, sinon dans les communautés roms et roumaines (car les manele sont chantées la plupart du temps en Roumain et non en Romani). Une chose vraiment étonnante en vérité, qui témoigne une fois de plus de ce multicultralisme accompli, un multiculturalisme, par le bas, qui tisse des liens étroits entre les Roms, la Roumanie, Caserte, Naples et Behren-lès-Forbach.

 

 

N’empêche qu’il faudrait surtout et d’abord resituer précisément les textes et la musique aussi par certains côtés, de Speranza dans le double contexte, local, ultra créatif de Naples et des productions en napolitain, d’une part de la scène rap napolitaine et de l’autre du vaste courant dit néomélodique, devenu en vérité un peu le fourre-tout de la variété napolitaine à destination privilégie du public de la ville parthénopéenne et de la région. Le premier s’est montré d’une richesse remarquable depuis l’apparition de la Famiglia puis du duo magnifique de Co’sang à la fin des années 90, jusqu’aux plus jeunes Enzo Dong, PeppOh, en passant par Sangue Mostro, Clementino, Bandoget tout ceux que j’oublie. Le second courant, extrêmement florissant, où dominent les airs sirupeux et sentimentaux, ne cesse de se renouveler depuis Nino D’Angelo, Tony Colombo et Gigi D’Alessio ; c’est sans doute la composante majeure de la culture musicale populaire napolitaine, bien au-delà de sa seule relation à la mallavita et à la camora5, et vous pourrez passer des heures à vous initier au napolitain en écoutant ces innombrables chansons où voix et émotions lacrymogènes sontà l’honneur. Des liens nombreux, le plus souvent invisibles au premier coup d’oreille, relient ces deux mondes musicaux qui semblent irréconciliables et pourtant qui confluent aujourd’hui dans des productions, comme celle de Liberato, elle aussi d'ailleurs délibérément et ostentatoirement (donc politiquement) multiculturelle (voir Gaiola Portafortuna, sur la présence africaine à Naples). Voilà quelques unes des directions où vous conduira la musique de Speranza, si vous en suivez les fils. Inutile de faire une belle conclusion sur la question inter-, pluri-, multi-culturelle ; elle s’impose d’elle-même.

Jean-Pierre Cavaillé

PS) Voir aussi, sur Speranza, l’excellent article de Alice Oliveri:Perché Speranza è l’artista più interessante e complesso del momento (The Vision, 6 mai 2019)

Egalement : L’urdm a Murì d’Emanuele Mongiardo (Domino, 29 octobre 2018).

1« Il mio rione è stato per anni il più povero della Francia. Non so chi ci abbia rubato il posto ora. Era un posto brutto, vai via per disperazione. Quando vedi i tuoi amici che stanno da 15 anni allo stesso portone a vendere la stessa roba, a fare le stesse cose, capisci che non c’è evoluzione. Ti chiedi se devi fare quella fine anche tu. Io provo a fare la mia vita, per questo credo che chi voglia uscire da un ghetto debba puntare su se stesso.[…] È più sereno, è una città vera, ti senti meno emarginato. Ci sono dei problemi a Caserta, ma c’è un approccio diverso… »

2« Il male va combattuto col male, rispecchio il vissuto mio e non ostento nulla », même itv.

3« “Chiavt a Mammt” è un concetto semplice: è dedicato agli infami, ai pentiti e ai traditori. Niente di più, è una danza per i traditori. », itv pour Noisey.

4« La religione mi serve in tutto, se non avessi un punto di riflessione teologica mi sarei già suicidato. Non per depressione eh, sia chiaro. Quando ho un problema nella vita penso che sia voluto da Dio, magari qualcosa che mi sono meritato. Non c’è problema, mi aiuta a stringere i denti. Sono contento di avere questa fiamma spirituale dentro. », itv RollingStone

5Il existe une controverse parmi les universitaires qui ont étudié cet univers fascinant. Voir Jason Pine, Napoli sotto traccia. Camorra, «zona grigia» e arte di arrangiarsi. Musica neomelodica e marginalità sociale, Roma, Donzelli, 2015 et Michelangelo Pascali, Malamusica. Neomelodia e legalità, Liguori editore, 2015.

 

Pierre Maclouf : la langue occitane en Limousin

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J’ai le plaisir de publier ici un entretien de Pierre Maclouf, sociologue et ancien acteur de l’occitanisme limousin, avec Catherine Dogneton, qui vient de réaliser avec Alain Dogneton un film documentaire De gòrja a aurelha (54 mn), sur la transmission de la lenga occitana et en particulier sur les travaux toponymiques d’Yves Lavalade. Cet échange a eu lieu en lien étroit avec ce film dans le P. Maclouf intervient (une partie d’ailleurs de l’entretien se retrouve dans ce film). Le film, produit par l'Union Occitana Camila Chabaneu de Nontron et l'association ATV33, n’a pu être présenté comme il devait l’être du fait du confinement, mais le sera au mois d’octobre prochain à Notron.

Il n’est pas inintéressant de confronter cet entretien au compte rendu récent du livre de Baptiste Chrétien sur et avec Jan dau Melhau, et avec bien des interventions sur ce blog, depuis 2006.

Pierre Maclouf apporte son regard distancié de sociologue et à la fois informé de l’histoire de l’occitanisme limousin. Evidemment ceux qui suivent ce blog savent qu’à la question de la transmission aujourd’hui de l’occitan limousin, ma réponse serait bien différente, car elle est désormais à mes yeux à peu près nulle. Et la toponymie, élément de culture et de mémoire essentiel, hélas ne saurait être à elle seule, sinon par miracle, un embrayeur d’apprentissage.

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photographie Pascal Coussy - Publié le 21/03/2018 sur le site FR3 Limousin

QUESTION 1 En 2008 a été adjoint à la Constitution un article 75-1, disposant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Or, le 27 octobre 2015, le Sénat a refusé la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, qui avait pourtant été signée en 1999. De quoi l’État français a-t-il peur ?

P.M. Sur les trente-trois États signataires, huit ne l’ont pas ratifiée. Lorsque la question s’est posée en France après la signature, le Conseil constitutionnel a estimé que ce document « portait atteinte aux principes constitutionnels d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français » et était « contraire à l’article 2 de la Constitution » disposant que « la langue de la République est le français ». Aucune autre langue n’est mentionnée (la Constitution de l’Espagne, qui a ratifié la Charte, reconnaît, dans son article 3, la pluralité des langues officielles).
Un État est une communauté organisée juridiquement. Toutefois, l’argumentation juridique utilisée au Sénat par M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois, lors du débat du 27 octobre 2015, est à mettre en rapport avec une réalité sociologique, celle du mode de formation de l’État en France. Il ne procède pas, comme en Allemagne, d’alliances entre pouvoirs territoriaux, ou comme aux États-Unis, d’un consensus des représentants du « bon peuple » (un « Congrès »). Sa juridiction s’est constituée par la domination – c'est-à-dire le fait de ranger des entités sous la souveraineté d’une autre. L’autorité de l’État ne résulte pas de consentements à l’autolimitation, mais de conquêtes, d’annexions, de matages. Ce sont les conquêtes de l’Occitanie et – après bien des péripéties - de l’Aquitaine médiévales qui donnent à la masse territoriale de la France l’essentiel de sa forme actuelle. Comme l’écrit l’historien du droit Pierre Legendre, « l’Histoire fut la promotion d’un centre et d’un seul (…) ; une extrême centralisation fut le prix de l’unité nationale.». Entre Paris et la « province », s’est poursuivi un rapport de défiance.

Toutefois cette formation du territoire national est d’abord de nature politique. Quoiqu’on dise en effet de l’édit de Villers-Cotterêts signé de François Ier (et qui est un choix d’administration judiciaire, visant surtout le latin), la Couronne de France n’était pas fondamentalement préoccupée de conquête linguistique. La Révolution quant à elle redouble le contrôle du territoire laissé en héritage par l’Ancien Régime, en processus entreprenant son unification, juridique (huit articles sur dix-sept de la Déclaration des Droits de l’Homme mettent en avant « la loi » - une loi dont la langue est le français -) et administrative (création des départements), mais aussi culturelle. La langue devient un enjeu du passage vers l’avenir et du combat contre les tendances centrifuges représentées par la Gironde ou la chouannerie. En ce sens, la Révolution approfondit l’œuvre de la royauté : il ne peut y avoir de légitimités concurrentes au sein de la nation souveraine ; les concurrents du français sont des obstacles à la participation politique et à l’adhésion civique. Un tel processus s’est cependant révéléêtre de longue haleine : l’unité culturelle n’était, dans sa dimension linguistique, pas encore réalisée en 1914, même si un bilinguisme s’était installé.

Ces phénomènes n’appartiennent-ils qu’à l’histoire ? Certes non, car il s’agit toujours de la création d’un ordre intégrant le politique et le juridique. Comme l’a dit devant le Sénat M. Jacques Mézard, sénateur du Cantal (et aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel) - un opposant à la ratification de la Charte -, le « respect de la diversité » voulu par celle-ci « remet en cause l’égalité devant la loi » ; il y va dès lors, selon cet orateur, de « l’essence même de la République ». On a dit qu’il fallait se tourner aussi vers une sociologie. L’ordre républicain est en effet également culturel. Le refus de ratification a des fondements très classiques : l’unicité du peuple, l’interdiction de fractionnement de la souveraineté, principes dont le français est, comme langue unique de référence, le vecteur social concret.

L’État a encore, dit Pierre Legendre, été jusqu’ici un « système de répétition » et, à ce titre, le « garant des filiations ». Il exerce à ce titre – comme les autorités publiques qui en procèdent – un pouvoir de nomination. On comprend dès lors mieux pourquoi la toponymie instituée est si souvent étrangère au vernaculaire. Elle pourrait néanmoins rejoindre ce dernier, et ce sur le fondement de l’article 75-1 de la Constitution qui, à défaut d’encourager les langues vernaculaires, les érige en patrimoine national.

QUESTION 2 L’état social et culturel de la langue occitane en Limousin des années 1950 à 1970 ?

P.M. : Rappelons donc le décalage observable entre l’unité politique et l’unité culturelle du territoire national. Au fil du temps, ce ne sont pas seulement « les lois de l’État» (comme le dit la vieille chanson bourguignonne) qui se sont imposées. C’est aussi ce que le sociologue Ferdinand Tönnies appelait « la société », un ensemble plus vaste, mais surtout plus général que la « communauté». La « société » - la société globale - est au demeurant, dit encore le sociologue, conditionnée par ses rapports avec l’État ; la « communauté » n’a pas pour autant disparu » : les maçons de la Marche ou de la Basse-Marche, partant à Paris, y découvraient les idées de « la société » (les doctrines socialistes) ; mais ils partaient « le cou tourné » : sur place en effet, demeurait l’économie villageoise, qu’ils retrouvaient pour les travaux des champs. Et dans la période considérée ?

Dans le Limousin des années 1950 et 1960, la proportion de population rurale varie de près des deux tiers en 1954 à près de 60% en 1968 encore. En 1962, des communes limitrophes de Limoges, telles Couzeix ou Feytiat, comptent alors 40% d’agriculteurs parmi leurs actifs. Dans le monde rural – mais aussi celui des villes – prédomine une vie sociale fondée sur la relation imbriquée de la famille, de la terre ou du quartier, du voisinage -un ensemble de « relations naturelles » génératrices d’un fort capital social créateur de confiance. Boutade significative, on a pu dire alors que « quand deux Limousins se rencontrent, ils en connaissent toujours un troisième ». Associée à cette structure, la langue est encore un élément médiateur du lien social. On pourrait étendre au Limousin de 1950 ce constat qu’avait fait l’historien américain Eugen Weber pour la France rurale de 1920, selon qui, si l’[ on] pouvait parler français, on préférait quand même le patois » - un idiome dont il note que le Limousin demeurait « un des bastions les plus opiniâtres ».

La langue est en outre associée à l’économie paysanne, artisanale et industrielle traditionnelles, lesquelles dominent en fait le tissu productif régional. On a pu dire que l’on pouvait « désosser une voiture en occitan ». En un mot, et même si l’absence d’enquêtes rend difficile toute généralisation, la langue est associée à une « structure sociale primordiale », qui certes s’est transformée, mais a conservé sa densité propre.

Comme l’État avait recouvert le territoire, la « société » recouvre donc la « communauté ». Mais cette dernière a préservé ce que la sociologie marxiste appelle une « autonomie relative ». Le « peuple français », sujet des différents régimes depuis la Restauration, n’a pas englouti ces « ensembles d’hommes habitant sur un même territoire et constituant une communautésociale et culturelle » - ce qu’on appelle aussi des « peuples ». Dans la période considérée, il existe un « peuple limousin », qui ne se confond pas avec une « ruralité », et se reconnaît culturellement dans des mémoires comme celles du « Pain noir » ou de la Résistance, ou dans des expressions spontanées comme l’adhésion rencontrée par Panazô, « conteur occitan » draineur de foules, ou bien encore exprime, dans l’ordre du religieux, une dévotion populaire aux « saints » - et pas seulement lors des Ostensions septennales. La langue est associée à une rationalité traditionnelle – même si cette tradition a conservé une capacitéà intégrer des phénomènes nouveaux (telle l’expérience de la défaite de 1940 et de l’Occupation).

Toutefois, alors que les changements survenant jusque là appartenaient au registre de la modification, qui n’altère pas la nature essentielle de l’objet, le changement social qui s’installe tel un processus continu, sous l’impulsion de l’État et de ses politiques de réorganisation et d’aménagement (la « modernisation » de la France), est de nature différente : il s’agit d’un remplacement. Le Ve Plan (1966-1970) pensé dans le VIIe arrondissement de Paris est certes loin, vu du Limousin, mais la structure sociale régionale est déplacée sous l’effet de l’implantation d’un nouveau genre de vie, à partir de 1962 : au cours des vingt années suivantes, la population des agglomérations de Limoges et de Brive s’accroît respectivement de + 142% et de + 115%.
Ce changement est l’expérience matricielle de la génération « occitaniste » de la fin des années 1960 et du début des années 1970, celle du CLEO. Dans le monde pavillonnaire ou des grands ensembles, se forme comme partout une autre sorte d’interactions sociales ; et l’on abandonne la langue, vecteur d’un système de liens dorénavant distendus. Mais on pose l’origine en question centrale :
D’ente venem ? Dans L’Echo du Centre, le journal de Panazô, Ives Lavalade va bien plus loin que les généalogistes : il met à jour, par les patronymes, la matrice nominale du peuple limousin.

QUESTION 3 Pourquoi le mouvement initié autour du CLEO-AP ne s’est-il pas prolongé après les années 1980 ?

P.M. C’est là le problème plus général du « mouvement occitan ». Celui-ci s’est certes distingué du vieux Félibrige, qui s’inscrivait dans le mouvement européen des nationalités apparu au XIXe siècle, par une orientation plus sociale et « contestataire », marquée par une pensée critique, de nature réflexive ; c’est pourquoi il est entré d’emblée avec le phénomène « 1968 ».

Mais, comme cela a été dit, les « occitanistes » demeuraient dans une relation ombilicale à la structure primordiale, de manière non seulement filiale (on songe ici au récit de Gisela Chrétien au sujet de la vie de son grand-père des Monts de Blond, Un paisan lemosin dins las annadas cinquanta), mais encore « para-syndicale », par l’engagement aux côtés, sinon dans, les « luttes sociales » qui accompagnaient les restructurations économiques : le combat des « carboniers de La Sala », à Decazeville (hiver 1961), dans la foulée duquel est créé en 1962 le Comitat Occitans d’Estudis e d’Accion (COEA), a longtemps servi de référence aux engagements occitanistes aux côtés des ouvriers des Tanneries d’Annonay (1974), des Comités d’action viticole (1975-1976), ou, en Limousin, des ouvriers des Ateliers de Montmorency (Chateauponsac, 1975 et, des paysans aux prises avec la COGEMA (mines d’uranium, 1979-1980), pour ne rien dire du mouvement du Larzac.
Le mouvement occitan avait ainsi un double lien avec la tradition, tant familiale qu’économique. On peut dire qu’il s’agissait, pour reprendre la formule du sociologue Alain Touraine, du « pays contre l’État » - titre donnéà son livre sur les « luttes occitanes » (1981). Pour aller plus loin, on avait affaire à une action présentant des caractères « communautaire » (animée par le « sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté » [Max Weber]). Mais, par la proximité avec certaines actions sociales, le mouvement avait également – et c’était là la principale différence avec le Félibrige – une action sociétaire. Sa dimension critique le rapprochait en effet de la « société globale » et de ses tendances généralisantes, mais l’éloignait de sa source, le monde traditionnel.

C’est une action culturelle de masse (signifiée dans l’extension du sigle du CLEO vers l’ « Action populaire » - CLEO-AP -, et caractérisée par le phénomène de la Nova cançon occitana, avec Claude Marti en Languedoc ou encore Dostromon ou Joan-Pau Verdier en Limousin) qui assurait la liaison des deux pôles. Des exemples marquants ont été le Festenau occitan d’Eymoutiers en 1974-1975 et les Quinzaines occitanes biennales de Limoges, de 1976 à 1982 (« Trois mille dans la Cité pour la Fête occitane », titrait L’Écho du Centre du 17 mai 1976).

Trois éléments peuvent expliquer pourquoi l’action de masse n’a pas duré davantage.
Le premier est le changement de « base » ; la structure primordiale n’a pas disparu ; mais elle a, dans le « changement social », été déplacée par une autre. Si la « communauté » est « l’unité des différences », la « société globale » moderne « moyennisée » est désunion dans des similitudes (c’est ce qu’on désigne par « individualisme »). La rétraction du capital social est quant à elle doublée de la parallèle de la régression de la langue, qui n’a par ailleurs plus de place au sein des nouvelles formes de travail. Un second facteur renvoie au phénomène de la génération comme « communauté d’expérience ». Les premiers occitanistes avaient été en partie socialisés au contact simultané de la nature (même cultivée) et des derniers locuteurs naturels – leurs grands-parents. Les générations nées après 1970 au sein du cadre des nouveaux genres de vie en voie d’artificialisation ne peuvent participer de l’identité populaire traditionnelle, ni au même degré, ni avec la même densité. Intervient enfin un troisième élément, d’ordre politique. Avec l’organisation de la décentralisation territoriale, à partir de 1982 (prolongée en 1992, puis à partir de 2007), la revendication occitane du « pays contre l’État » est plus difficile à formuler : le « principe d’opposition »à ce dernier est moins évident. Quant au « principe d’identité » - le pays -, il devient alors une catégorie de l’action institutionnelle (États généraux des pays, à Mâcon, en 1982, en présence du ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, Michel Rocard). Le mouvement s’était voulu « régionaliste », sinon autonomiste. Ses membres restent quasi-absents des nouvelles institutions régionales élues au suffrage universel à partir de 1986, comme de la « technostructure » qui se met en place au sein de celles-ci. Dans des contextes marqués non seulement par une densité sociale plus forte, mais aussi par une moindre proximité du mouvement avec les partis politiques de gauche, comme en Corse, se font jour des avancées plus importantes.

Est-ce à dire que rien ne s’est « prolongé » ? Non, mais il y a eu un recentrage sur la langue et la culture, que ce soit dans la création des calandretas , l’édition écrite ou audiovisuelle, ou dans des entreprises singulières comme celles d’Ives Lavalade ou, dans un autre registre, d’un Jan dau Melhau.

QUESTION 4 En quoi consiste aujourd’hui la transmission de la langue occitane ?
P.M. C’est, pour revenir brièvement à notre époque précédente (antérieure à 1980), la tradition qui avait transmis (on sait que c’est un des sens du verbe latin tradere– « faire passer à un autre »). Ce passage peut s’effectuer dans la socialisation intergénérationnelle – et j’ai parlé plus haut de dimension « filiale ». Cette tradition-là s’est interrompue avec le bousculement de la « structure primordiale », le changement de composition et de nature du capital social, la succession, au monde des locuteurs naturels, de générations non occitanophones, éduquées non pas à l’interdit (le « signal »), mais dans le consensus implicite du caractère révolu du « patois » : une « rationalité instrumentale » a pris la place de la « rationalité traditionnelle ». Cela ne veut pourtant pas dire qu’il y ait une absence collective « majoritaire » d’intérêt pour « les traditions », les «choses du passé », ou même « lo biais de viure », comme en témoigne l’attrait pour le patrimoine, le manuel, ou la saveur de l’antan. Mais, article 75-1 de la Constitution ou pas, on ferme souvent les yeux sur la dimension linguistique de ces éléments, sans laquelle pourtant on passe à côté de leur signification véritable les inscrivant dans leur raison d’être (la raison est une activité mentale, donc langagière).

Si l’on considère que transmettre, c’est faire passer à quelqu’un des connaissances, Il existe pourtant des initiatives visant à une transmission – une transmission dissociée de la tradition. Elles peuvent prendre la forme de création de lieux d’éducation alternatifs (calandretas), ou de l’usage de possibilités d’action au sein des institutions culturelles, voire administratives.

Le plus généralement toutefois, cette transmission ne repose pas sur une tradition, mais sur une logique de conviction et d’engagement volontaire, selon une rationalité en valeur (affirmant la valeur propre de la langue comme telle). Elle ne suit pas des « canaux naturels », mais prend assise sur des constructions volontaires. Il ne s’agit alors pas d’une logique de filiation, mais d’affiliation, c'est-à-dire d’adhésion choisie, et ce au sein même de la structure sociale moderne, qui avait déplacé, sinon relégué, la structure primordiale. Le parallèle peut être fait avec la « conservation de la nature » : protégée, ou re-dynamisée dans le « ré-ensauvagement urbain » elle est une nature au moins en grande partie « anthropisée » - c’est à dire inscrite dans l’activité humaine. Sans même parler de celui de la cour d’Aliénor, l’occitan enseigné aujourd’hui à l’école n’est pas celui des arrière-grands-parents. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’entretienne pas un lien à caractère génétique avec ces deux parlers, comme le rat des villes n’est pas sans rapport avec le rat des champs.
Le problème qui se pose ici est le même que celui de la formation d’un nouveau capital social : comment passer de l’ « événementiel organisé » (la Fête du village ou des voisins) à une densité productrice de confiance sociale et de solidarité ? Et peut-on envisager un passage à l’échelle, c’est à dire un mouvement allant des niveaux micro-sociaux vers celui du « macro-social » ?

La transmission s’opère en direction des nouvelles générations, qui n’ont pas fait l’expérience de l’ancienne structure « populaire ». De même qu’elles n’ont pas eu l’expérience du monde naturel qui a été celle de leurs aînés (y compris «vilauds »). Ce n’est pas pour autant qu’elles ne peuvent prendre en charge le souci de la conservation de la faune ou de la flore, sous le double effet de ce qui leur est communiqué et de leur simple « raison naturelle ». Similairement, la mutité linguistique n’implique ni l’incapacité, ni l’absence de désir, de l’apprentissage.

Quels que soient les avatars de la ratification de la Charte, les institutions ne sont pas « en soi » vouées au recouvrement de la culture originelle, ou même simplement subalterne, par l’État. Une institution a pour fonction de transporter la durée et donc de transmettre, en raccordant les hommes d’aujourd’hui à une histoire commune. Et transmettre, c’est aussi communiquer. Comme exemple d’action institutionnelle orientée à cette transmission, on peut citer la décision, en juin 2018, de la Communauté d’agglomération du Pays Basque (créée en 2016 et regroupant 158 communes), de reconnaître officiellement, sur son territoire, la langue basque et le gascon occitan, au côté de la langue française, langue de la République.

De même, en Bretagne, les services de l’Équipement ont depuis longtemps installé une signalétique routière bilingue. La toponymie instituée est un enjeu de premier ordre s’agissant de la transmission : elle fixe le signifiant avec le signifié dans l’espace, formant le réseau des significations sur lequel prend appui la symbolisation collective de la « région ». Et elle le fait pour tous, car il s’agit du territoire sur lequel chacun, circulant librement, accède aux noms des lieux.

QUESTION 5 Le présent et les perspectives à venir de la langue occitane ?

P.M. Le présent est ce qui existe dans le temps actuel. Si les émissions télévisées de Stello Lorenzi consacrées aux Cathares (1965), ont provoqué, à sept siècles d’écart, un réel effet dans nombre de consciences, les occitanistes modernes entendent lier l’affirmation du « fait occitan » aux problèmes généraux du temps : la décolonisation, les transformations du capitalisme, devenant multinational, et le destin de l’économie méridionale ou du Massif Central dans la politique européenne… Sans parler des bouleversements des mentalités exprimés par le mouvement de mai 1968…
Le mouvement occitan a par ailleurs été intrinsèquement liéà l’ « écologie », en tant qu’appréhension « horizontale » des interdépendances entre systèmes, et refus de réduire toute destruction d’un élément – « naturel » ou non – à une simple externalité compensable.
L’œuvre épique de Frédéric Mistral, inscrite dans le grand courant romantique du XIXe siècle, prend place au sein de la campagne. Au XXe siècle, l’œuvre romanesque de Joan Bodon, comme les œuvres poétiques de Bernard Manciet et, en Limousin, de Marcela Delpastre, sont empreintes d’un sens profond des éléments. Il ne s’agit ni d’un localisme, ni d’un ruralisme. Bodon, qui a vécu en Silésie et en Algérie, sait regarder l’ailleurs, Manciet ouvre les Landes sur le monde ibère, et Delpastre semble souvent inspirée de Virgile. Mais ces œuvres portent aussi, en elles-mêmes, une critique du monde du machinisme organisé, faisant écho à celle développée, en 1971, par le sociologue Georges Friedmann qui, dans La puissance et la sagesse, met en avant l’importance du « milieu naturel ».

Une vision « géocentrée » du monde associée à un changement de statut de l’idée de la nature, et à l’affirmation de la valeur intrinsèque du capital naturel, est devenue l’une des trames d’une problématique du présent dans son rapport à l’à venir. Celle-ci comprend, dans le même mouvement, une critique radicale du processus de développement qui a disloqué l’ancienne structure sociale. Un aspect de cette critique est la reconnaissance des droits des « peuples autochtones » dans la Déclaration de l’ONU sur l’Environnement et le Développement (Rio, juin 1992), dont le principe 22 souligne le rôle des communautés autochtones en matière d’environnement (leurs droits généraux, qui ont fait l’objet de la Déclaration de l’ONU de septembre 2007, comprennent une dimension linguistique, évoquant l’esprit de la Charte européenne des langues régionales). Il faut revenir sur cette notion d’ « auto-chtônie » : non pas au sens de l’ONU (des peuples exclus de la participation civique et institutionnelle), mais au sens premier : une id-entité, associée à une « terre ». En ce sens, la langue occitane est une langue « autochtone » et à ce titre une composante sociologique d’un « environnement ».
Son existence aujourd’hui ne dépend néanmoins pas d’une politique « environnementale », mais prend place dans un tel contexte, où se combinent un ensemble de réorientations et de mises en avant de la valeur intrinsèque de « matières » précédemment dévalorisées : en ce sens, l’à-venir de la langue est associéà une rationalité en valeur, à portée universelle – mais il s’agit là d’un autre universalisme que celui de la « langue universelle ».

On se trouve devant une alternative : traiter l’occitan comme un objet à préserver, ou bien lui donner vie, là où des individus veulent l’employer, dans le cadre de communautés de conviction – une vie indiquant qu’un autre monde existe. Comme l’a souligné l’Américain Bryan Norton, l’un des philosophes contemporains les plus pertinents en matière de « développement soutenable », la « sustainability » est un certain sens des lieux et du temps (la « durée »). Chaque langue est associée aux uns comme à l’autre.

L’objet toponymique, dont Ives Lavalade fait la science, est à la fois une clef des lieux et une marque de la durée. Elle est par essence manifestation de la valeur patrimoniale du « local », mais l’affirmation de son importance prend place dans le mouvement plus général de « relocalisation », se confrontant aux redéploiements imposés.


***
Ainsi, tandis que, dominée par l’État selon un processus multiséculaire passant du politique au culturel-linguistique, la « communauté » (structure primordiale) a – jusqu’aux années 1950 – préservé une autonomie, s’est formée une action communautaire-contestataire, laquelle (la communautéétant déstructurée), prend place dans une action plus large, orientée vers un changement du mode de développement économique, et substituant l’affiliation à la filiation.

Une voix pour les voyageurs

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Raymond Gurême, Voyageur et Résistant, qui nous a quitté ce mois de mai, présent à la manifestation pour Angelo Garand à Blois, le 30 septembre 2017. A sa droite Aurélie, la soeur d'Angelo

 

In Memoriam Angelo Garand, abattu par le GIN

 

à propos du livre de Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Paris, Le Seuil, 2020.

Dans le contexte des manifestations au sujet de l’affaire Traoré et contre les meurtres et violences policières à répétition dans notre pays, protestations ravivées par l’embrasement américain après la mort de Georges Floyd et l'ampleur du mouvement Black Lives Matter, ce livre est d’une totale actualité et nécessité. Il est d'abord important pour la qualité de ses analyses sur la question de l’inégalité de traitement des vies par les institutions, sur celle également de la vérité et du mensonge. Mais il l’est aussi parce qu’il fait connaître à un large public une affaire jusqu’alors fort peu médiatisée ; celle d’Angelo Garand, un homme de 37 ans abattu près de Blois de 5 balles dans la poitrine par le GIGN chez ses parents, le 30 mars 2017, alors qu’il était recherché pour ne pas avoir réintégré sa prison après une sortie. On peut en effet parler d’affaire, comme chaque fois qu’une décision de justice est contestée par des groupes de citoyens, et d’abord parce que ce dossier présente deux versions des faits absolument incompatibles : celle des militaires et celle de la famille. Les militaires ont soutenu qu’ils ont été contraints de tirer sur un « forcené » qui les menaçait d’un couteau et se jetait sur eux, après sommations et usage d’un taser, invoquant la légitime défense. La famille affirme qu’Angelo a été tué dans la remise où il s’était caché, sans aucune des sommations d’usage et alors qu’il n’était pas armé. Cette version soutenue par tous les membres de la famille présents n’a pas été prise au sérieux par la justice, qui a préféré suivre celle des gendarmes, malgré ses incohérences. Grâce à l’acharnement de la sœur d’Angelo, un comité de soutien fut pourtant créé, en liaison avec un réseau d’associations qui dénonce en France les bavures racistes de la police, et c’est ce comité qui d’ailleurs a joint Fassin. Pour autant, le cours de la « justice » n’en fut nullement modifié - à ce jour en tout cas, car le livre fait grand bruit, secondé désormais par une enquête de Médiapart.

Le fait qu’Angelo et sa famille appartienne à ce qu’il est officiellement convenu d’appeler la « communauté des gens du voyage », comme le montre très bien Fassin, n’est pas étranger (euphémisme !) à ce traitement de la justice, qui n’a même pas cru nécessaire de faire intervenir ces témoins gênants dans la « remise en situation » (sorte de reconstitution) réalisée avant (et en vue ?) du non-lieu, et d’abord en aval, à la décision de faire intervenir le GIGN pour arrêter un détenu dont le passé n’augurait nullement d’une telle dangerosité. C'est la raison du rest pour laquelle on luia vait accordé une sortie. Angelo était donc un « voyageur », terme englobant utilisé par les intéressés, qui l’associent ou non à d’autres plus spécifiques ; ainsi Angelo était-il sans doute « manouche », terme utilisé par le procureur, non sans condescendance à prendre Fassin à la lettre (« il affirme bien connaître les manouches, car il a souvent affaire à eux, et bien les aimer »), bien que j’ignore, après la lecture de ce livre, si Angelo se disait lui-même ainsi ou non. Par ailleurs, c’est sur internet et non, bizarrement (je vais y revenir) dans le livre, que j’ai appris le nom de famille d’Angelo, la date et le lieu du drame, et d’autres données que Fassin, volontairement, ne donne pas. Je vais y revenir, mais je veux dire d’abord que néanmoins, c’est bien grâce à ce livre que j’ai pris connaissance de cette affaire, et il me semble très révélateur que, en Haute-Vienne où je réside, à 200 km à peine du village où Angelo Garand est mort (Seur, près de Blois), les familles manouches que je fréquente n’en avaient elles-mêmes pas non plus eu vent, ou de manière tout à fait lointaine et imprécise.

La force du livre tient en ce qu’il présente successivement les points-de-vue divergeants d’un certain nombre d’acteurs et témoins des événements (plusieurs membres de la famille, les militaires qui ont tiré, le médecin appelé pour constater le décès, le journaliste de la République du Centre, le procureur…), mais il n’en reste pas là, car cela est en fait impossible du fait des pesantes et irréductibles contradictions entre les versions, mais aussi devant les données de l’enquête, en particulier celles qui ont étéécartées, comme le témoignage d'un médecin urgentiste. Aussi Fassin prend-il le risque de donner sa propre version qui accrédite en grand partie la parole de la famille de Voyageurs, que la justice a méprisée. C’est en cela que son livre est en effet une « contre-enquête ». Ce n’est pourtant pas pour cette raison qu’il ne donne aucune des coordonnées – noms, lieux et dates – de l’affaire assure-t-il, ni d’ailleurs par respect pour l’anonymat des personnes, puisqu’en effet on retrouve toutes ces données, comme je l’ai fait, en quelques clics sur internet. C’est, dit-il, « la volonté de donner une signification plus large à cette mort, à ses conditions de possibilité, aux actions des forces de l’ordre, aux pratiques des magistrats, au combat de la famille », car « toute spécifique que soit cette histoire, elle n’en révèle pas moins des traits fondamentaux des institutions répressives de l’État et du traitement punitif des voyageurs » (p. 20).

Cela est quand même bizarre, car pour que le spécifique puisse avoir valeur générale encore faut-il le traiter d’abord dans sa singularité, et même considérer ce que cette singularité a d’irréductible aux entreprise de généralisation. D’une certaine façon, c’est bien que ce que fait d'ailleurs l’auteur, qui se montre d’une précision extrême dans le travail de reconstitution des faits, à partir des données objectives et des versions de chacun, mais cela est accompli à travers une manière spécifique d’écrire, la plupart du temps en adoptant le style distancié du chercheur, qui n’est évidemment jamais celui de l’acteur dont il restitue le point de vue en troisième personne : « elle », « il a vu... » 1. C’est uniquement à la fin du livre qu’il s’écarte de ce parti-pris de distanciation pour tenter d’imaginer comment Angelo lui-même a vécu ses derniers instants. A ce moment là, il cherche alors par un geste d’humanité venant clôturer un livre d’une extrême rigueur et sobriété, d’écrire en empathie avec Angelo lui-même : « le daron avait raison, pense Angelo. Les schmitts, ils m’ont eu ». Je ne cacherai pas ma gêne, à ce moment précis, où le récit, fatalement glisse du côté de la fiction, et ma gêne est aussi relative à cet énoncé, qui se tient en fait à un endroit proprement impossible (le point où la vie bascule dans la mort), même si rien n’est plus commun en littérature (mais alors à propos de personnage fictifs ou fictionnés). Mais il y a aussi le fait que cet énoncé n’est pas forcément fiable d'un pint de vue lexical: sur mon terrain par exemple, personne n’utilise le mot de « daron » et l’on dit plus spontanément « klisté »2 que schmitts ; cela bien sûr n'est pas très important, mais montre combien il est difficile de faire parler les personnes quand et si l’on n’a pas les moyens de les citer, et je dirais même de les citer exactement.

Cette question du vocabulaire et plus largement de la langue est des plus importantes, car c’est à travers ces spécificités et différences de langue que chaque acteur construit et reconstruit la réalité ; qu’il élabore et dit « sa » vérité. Fassin relève les mots qui lui paraissent les plus significatifs (« les gendarmes nomment leur victime la cible, l’objectif, l’individu ou l’homme, disent qu’ils l’ont neutralisée lorsqu’ils l’ont abattue. […] La famille appelle […] les militaires des schmitts, des clistés ou des cagoulés, leurs armes des mitraillettes »), mais il ne donne jamais, par choix d’auteur, de citations explicites d’entretiens oraux ou de témoignage écrits ; aussi ne sommes-nous jamais confrontés aux différences qui affectent substantiellement, non seulement le lexique, mais aussi la syntaxe des discours. De sorte que, pour ma part, les Voyageurs, je ne les ai pas retrouvés dans ce livre, je ne les ai pas « entendus », ils sont bien évoqués et invoqués, mais ils restent muets, et à quelques rares mots près3, leur style de parole, qui exprime leur style de vie et en fait pleinement partie, est absent. Tel n’était pas le but de l’ouvrage, certes, que de créer cette illusion de présence, mais cette absence, tout de même, interroge. On ne peut faire parler les acteurs uniquement avec les mots du « sociologue » (ainsi se présente l’auteur Didier Fassin), ou alors, d’aucune façon ne peut-on prétendre à leur rendre une voix. D’autant plus qu’il s’agit ici d’un choix délibéré, réfléchi, nous dit l’auteur : « il ne s’agit pas pour [...] d’incorporer au texte des tics de langage, les erreurs de syntaxes, les maladresses d’expression qui disqualifieraient les locuteurs et distrairaient les lecteurs. D’où le refus des effets de réalisme des guillemets et des dialogues ».

Je tiens ici, à la lecture de ces mots, exprimer mon plus grand désaccord, non avec le choix final d’écriture, qui appartient à l’auteur, mais avec les présupposés de cette déclaration qui, à mon sens, relèvent de l’idéologie excluante que Fassin s’emploie pourtant lui-même à combattre. Car non, les formes linguistiques alternatives du français des Voyageurs ne sont pas erronées ou maladroites, comme le décrètent les gardiens de la norme, mais elles expriment une réalité sociale elle-même alternative, et même plus, appartiennent à cette réalité. Car oui, il existe un « français voyageur » un sociolecte qui admet évidemment des variations en son sein, mais il est suffisamment cohérent et homogène pour pouvoir être très précisément décrit. Ainsi, par exemple, la troisième personne du pluriel en « on » (« ils mangeont » / « ils mangiont »), n’est-elle pas une faute de syntaxe, mais une forme parfaitement régulière en français voyageur, tout comme certains usages de l’auxiliaire avoir là où l’on utilise le verbe être en français standard (« il a passé par ici », etc.). De même, il y a fort à parier que les « maladresses d’expression »évoqués dans cette phrase ne soient en fait que des façons différentes, propres au voyageurs, d’exprimer les choses, qui au contraire sont souvent très adroits dans le maniement de la parole ; la maîtrise de la performance orale jouant un rôle crucial dans leurs relations de groupe, plus important sans doute que parmi les gadjé, où l’écrit fait foi.

Que l’on me comprenne : cette mise au point n’est pas une cuistrerie, mais elle revêt pour moi une importance politique cruciale. Presque tous les Voyageurs que je fréquente se désolent, sincèrement, de ne pas « bien parler français », car c’est ce que tout le monde des gadjé leur rabâche (en particulier à l’école) ou leur fait comprendre en les corrigeant. Cette conviction de « mal parler », malgré des efforts conséquents, dans les situations d’interaction avec les gadjé, pour parler « comme eux », joue un rôle inhibiteur considérable dans la prise de parole, y compris lorsqu’il s’agit de faire valoir ses droits. Cette crainte de "mal parler" n’est pas pour rien dans la difficulté que beaucoup de Voyageurs rencontrent lorsqu’ils veulent participer à des mouvements sociaux, comme cela a été le cas lors des manifestations des Gilets Jaunes, largement supportées par la, ou plutôt par les communautés de voyageurs (voir sur ce blog Comment et de quoi parlent donc les Voyageurs Gilets jaunes ?). J’irai même jusqu’à dire qu’une part de ce que l’on attribue à une culture de la réticence et de la restriction de la parole est dûà cette intériorisation de l’idée d’une mauvaise maîtrise du français. D’ailleurs, lorsqu’un Voyageur s’exprime dans un française standard – la plupart des gens diront « correct »– on le soupçonne d’avoir appris par coeur une leçon, comme le fit Macron qui déclara, on s’en souvient, que Christophe Dettinger ne parlait pas comme le « boxeur gitan » qu’il était et que ses propos lui avaient donc été dictés par son avocat. C’est justement le cas d’Aurélie, la sœur d’Angelo, qui se montre dans chacune de ses interventions, depuis les premiers jours de 2017 dans sa première vidéo, d’une précision et d’une hauteur d’esprit tout à fait remarquables (voir par exemple plus récemment ici). Elle montre, évidemment, qu’un voyageur peut aussi parler le français standard, le seul « correct » pour l’école, les médias et, hélas, aujourd’hui encore, trop de chercheurs. La réalité décrite par Phuilippe Blanchet dans son livre sur la « glottophobie »4 (même si pour ma part je ne suis guère satisfait du concept5), semble résister à toute révision critique.

Jean-Pierre Cavaillé

 

1 Voir l’article de l’historien Philippe Artières, « Tué par la police. Éthique d’une enquête », publié dans En attendant Nadeau. Artières cependant est un lecteur quelque peu distrait qui se demande si le nom d’Angelo n’est pas fictif (imaginant même qu’il pourrait venir du Théorème de Pasolini), alors que Fassin est très explicite à ce sujet.

2 Didier Fassin cite à ce sujet l’appel de Charlie, le fils d’Angelo, première personne interpelée : « Les clistés sont là ». Dans son article sur Mediapart, « Mort d’Angelo Garand, tué par le GIGN: ce que dit le dossier judiciaire », Matthieu Suc écrit : « les christés ». J’ai signalé l’erreur en vain. Qui en effet se préoccupe d’exactitude en la matière ?

3 Je note par exemple le mot « platz » (« platz, terme romani désignant les airs d’accueil »), mais qui ne se dit pas parmi les voyageurs français : ils disent simplement, en français, « une place », ou une « place désignée » lorsqu’il s’agit d’une « aire d’accueil » (qui généralement n’a d’accueillant que le nom, aussi les Voyageurs ne l’utilisent-ils pas), ou bien en dialecte manouche i platsa, au singulier (la place), ou o platsi (les places), au pluriel.

4 Philippe Blanchet, Discriminations : combattre la glottophobie, Paris, Éd. Textuel, coll. Petite Encyclopédie critique, 2016. Voir par exemple le compte rendu en ligne de Touriya Fili-Tullon.

Mirandun, Mirandela… La Talvera au Portugal

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Vila Chã, Fiesta de la Bielha i de l menino, photo Cláudia Costa 2020


Miranda do Douro, talvère du Portugal

 

à propos de : Cordae La Talvera, Mirandun, MirandelaChants et musiques du Concelho de Miranda do Douro (Trás-os-Montes, Portugal), Mémoires sonores, 2018.

 

En 2012, j’avais publié sur ce blog un texte sur la langue mirandaise parlé près de la frontière espagnole dans le nord-est du Portugal (Le Mirandais, seconde langue officielle du Portugal), puis un second l'année suivante, sur la fête de Saint-Jean de Constantim l’un des villages où cette langue est présente (Brève excursion en terre mirandaise, via Euskadi). A cette époque, le livre et la cassette de collectage de Loddo et de la Talvera consacrés aux chants et à la musique du territoire de Miranda, pourtant publiés en 1995, m’avaient complètement échappé et leur réédition intégrale sous forme de livret-CD en 2018 me donne l’opportunité d’en parler, car il s’agit d’une réalisation consistante, au contenu riche et abondant (127 p. de texte et 77 min de son), qui m’aurait bien été utile si je l’avais connu à l'époque. Cela me donne aussi l’occasion de répéter l’importance des recherches et collectages de l’équipe de la Talvera, auxquels j’ai consacré quelques posts (pas assez !) sur ce blog (voir la liste à la fin du texte).

D’autres collectages existent, de littérature orale et de musique, dans ce coin de Portugal, au patrimoine particulièrement foisonnant, réalisés dès les années 1950 par Antonio Maria Mourinho, curéérudit de Duas Igrejas, puis par l’ethnomusicologue corse Michel Giacometti1 associé dans ses recherches et publications au compositeur Fernando Lopes-Graça, et enfin, à partir des années 1970, par une chercheuse belge, au travail remarquable, Anne Caufriez2, qui a d’ailleurs cédé deux de ses enregistrements pour ce CD de la Talvera. Cette publication a le mérite de faire connaître ce patrimoine en France, dans toute sa diversité, mais elle est aussi reconnue au Portugal, car elle rassemble tout de même pas moins de 45 morceaux, souvent dans des versions musicales ou chantées différant des autres enregistrement disponibles3. Comme Loddo l’indique dans son avant-propos à cette réédition, ce collectage réalisé entre 1993 et 1995 – un travail de terrain rendu possible par des immigrés portugais de France originaire du village de Teixeira aux confins du territoire de Miranda-do-Douro – ne pourrait plus l’être aujourd’hui, car bien des chanteurs et musiciens sont aujourd’hui partis rejoindre leurs aieux.

La Talvera s’intéressait entre autres, et sans doute d’abord, à la pratique de la gaita de foles (fole en mirandais), cornemuse locale, encore jouée àl’époque par quelques vieux musiciens. Loddo, qui depuis organisa un colloque à Gaillac en 2008 sur les cornemuses à bourdon d’épaule (édité en 2010 par la Talvera), remarque d’ailleurs dans sa réédition, qu’entre temps cet instrument a connu un remarquable regain, comme les percussions qui l’accompagnent le plus souvent : la caixa (tambour à deux membranes) et le bombo (sorte de grosse caisse). C’est par exemple cette formation qui accompagne la danse de pauliteiros ou de bâtons, exécutée en diverses circonstances festives (processions, quêtes, exhibitions aussi dans des spectacles folkloriques, etc.), par un groupe de huit danseurs (voir par exemple une courte vidéo de présentation). Ces danses sont connues en Espagne, de l’autre côté de la frontière dans la région de Zamora et en Galicie, mais nous avons affaire à un genre présent aillers dans l’espace européen (danses de bâtons ou d’épées). Réputées exclusivement masculines ses formations sont pourtant parfois féminines et donc de Pauliteiras (plusieurs vidéos en ligne montre un groupe féminin de Miranda et un autre de Sendim). Les figures complexes exécutées par les Pauliteiros/as se nomment laços / lhaços) et l’un des plus connus, Mirandun, s’exécute sur une musique et des paroles qui sont l’adaptation du célébrissime Malbrough s’en va-t-guerre (n° 24 dans le livret et le CD). Les pauliteiros sont présents à Constantim lors de la quête carnavalesque du Carocho et de la Bielha, le 27 décembre, dont j’avais parlé dans mon post de 2013, et qui se trouve fort bien décrite ici dans le livret (voir par exemple une vidéo synthétique de 2017). Le couple formé par le personnage du Carocho, au comportement farouche et anomal, nanti de longues tenailles télescopiques en bois et par celui de la « Bielha », une vieille qui ne l’est pas, jeune travesti masculin dans ses plus beaux atours brandissant une fourche de bois où pend la charcuterie quêtée, est pour le moins fascinant. Une quête en musique de maison en maison tout à fait similaire se déroule le 1er janvier à Vila Chã de Braciosa (Bila Chana de Barceosa), dite Fiesta de la Bielha i de l menino, où la Bielha est un travesti au visage noirci et arborant un baton chargé de vessies de porc (assumant ainsi une part de la sauvagerie du carocho de Costantim). Elle évolue en dansant, non pas accompagnée de pauliteiros, mais d’un bailador (danseur) et d’une bailadeira (danseuse, mais là encore un jeune travesti). La Talvera, dans son CD, donne un extrait du paysage sonore de cette quête (en ligne ici-même) et, pour l’image, on verra une belle vidéo de la fête de cette année même4.

Le texte du livret est très précis et développé dans la description des techniques de jeu, des répertoires des musiciens et chanteurs, des occasions de jouer (en particulier dans la présentation des fêtes et quêtes) et s’accompagne d’un véritable travail ethnographique auprès des joueurs et des chanteurs, et plus largement d’ailleurs concernant la vie pastorale et agricole de ces terres difficiles où l’on fauchait encore naguère le sègle à la faucille et qui connaît l'exode rural aujourd'hui encore. Des témoignages recueillis donnent par exemple des précisions sur la répartition des locations foncières sous la protection des saints tutélaires et des âmes du purgatoires (ainsi la plus grande quantité des terres, à Teixeira, est-elle détenue par les âmes… pour lesquelles on sonne les cloches à la tombée de la nuit, du 1er novembre jusqu’à Pâques). Usant toujours de sa méthode consistant à interroger longuement ses interlocuteurs, Loddo nous présentent ainsi de véritables esquisses de récits de vie en première personne, souvent marqués par la pauvreté et de longues périodes de migrations.

Mais ce livret / livre possède aussi un air de chronique et de journal de terrain qui lui donne tout son sel. Je me permets de citer un passage sur la quête au moment de la fête des Rois, à Miranda, qui introduit l’enregistrement de deux jeunes garçons : « 6 janvier 1995 nous avons enregistré plusieurs groupes d’enfants, d’adolescents et d’adultes en train de quêter les Rois. Le premier groupe rencontré, vers 21h à Miranda se composait de deux enfants d’apparence pauvre dont un petit noir : Luis Filipe Alves de Algarve et José Carlos Gomes de Monteiro. Ils chantaient les Rois devant les portes des maisons. L’un d’eux accompagnait le chant en frappant deux bouts de bois l’un contre l’autre [ce sont eux que l’on entend sur le CD]. Le second groupe croiséà Bila Chana au détour d’une rue se composait de six adultes : un accordéoniste, un guitariste, un joueur de triangle et trois femmes pour chanter. Un troisième rencontréà Bal de Mira vers 22h 30, comprenait une vingtaine d’adolescents, garçons et filles chantant sans accompagnement. De retour à Miranda vers 23h, nous rencontrâmes un groupe d’une vingtaine d’adolescents, garçons et filles, chahutant dans les rues en mêmes temps qu’ils qêtaient les Rois. Certains criaient et sifflaient pendant que d’autres jouaient de la guitare, de la flûte à bec, des castahnolas, du triangle ou des panderos. Ils allaient en courant d’une maison à l’autre, prenant plaisir à réveiller les gens et à faire aboyer les chiens. Après avoir frappéà une porte, ils se mettaient à chanter en s’accompagnant de leurs divers instruments... ».

L’aspect linguistique est en cette terre de frontière particulièrement passionnant et n’a évidemment pas échappéà la Talvera, les langues de migration (le français surtout) venant s’ajouter à des pratiques le plus souvent trilingue, puisque le mirandais, variété d’asturo-léonais parlé dans la région (voir le post déjà publiéà son sujet en 2012, et le texte de présentation du mirandais en mirandais qui figure dans le livret, que je reprends dans un autre post associéà celui-ci), s’y combine avec le portugais et, tout naturellement, le castillan. Ainsi le répertoire chanté, d’une très grande richesse, se partage-t-il les trois langues : mirandés, portugais et espagnol… mais beaucoup de textes en fait mêlent le portugais (langue réputée noble et savante) et le mirandais, ou bien le castillan et le mirandais.

Les plus remarquable des pièces chantées le sont a capella à une ou deux voix et appartiennent au genre épique de la péninsule ibérique : (« romanceiro »). Les « romances » (au masculins) sont la version spécifiquement ibérique de la ballade européenne5 et exploitent des récits historiques, légendaires et amoureux, puisant dans un fond ancien, bien souvent issu de l’époque médiévale et de la première époque moderne (XVIe-XVIIe siècle). La métrique est fixe, les textes sont tous en vers octosyllabiques assonancés dans les vers pairs (ce qui conduit à supposer d’ailleurs, à l’origine, des vers de 16 pieds). La région de Trás-os-Montes est considérée comme un véritable conservatoire du genre, d’autant plus que ce répertoire était l’affaire de tous – non de bardes attitrés – et se chantait soit dans la vie domestiques, soit – et surtout – au moment des travaux des champs collectifs, en particulier la moisson et le battage du grain.

Il revient surtout à Anne Caufriez d’avoir étudié les lieux et les moments sociaux de ces chants, et en particulier des chants de moisson à la main, destinés à« stimuler les phases dépressives du travail » : « Le romance de moisson se présente comme une longue suite de vers qui répond à la forme alternée. Le chant est balancé entre deux chanteurs ou deux choeurs homophoniques. On assite aussi à une répétition des vers que l’on reprend soit à l’hémistiche soit au distique. En fait, les règles de répétition des vers du romance de moisson mirandais sont bien déterminées, voire rigoureuses : on répète chaque fois les deux premiers hémistiches du texte avant d’entamer un nouveau vers, lequel est ensuit repris par le second chanteur. Pour clôturer le chant, le moissonneur recourt souvent à une formule conclusive appelée remate dont le caractère est moralisateur et humoristique »6. Ces chants obéissaient également à un véritable rituel puisqu’ils étaient chantés à des heures précises, scandant et rythmant rigoureusement la journée de travail. Il en allait autrement de ceux chantés au moment du battage, essentiellement par les femmes, entre les moments d’usage du fléau et qui se sont perdus les premiers car la mécanisation du battage est arrivée bien avant celle de la moisson. Caufriez nous dit aussi que ces chants, dont les paroles sont très solidement arrêtées (ce qui n’empêche pas les variantes évidemment) – cela est une particularité dans le paysage européen où les chants de moisson étaient souvent improvisés – ne sont pourtant pas attachées à des mélodies fixes ; un même chant peut se chanter sur plusieurs airs, s’adapter à de nouvelles mélodies, etc.

Les paroles de ces chants, souvent de langue mixte en terre mirandaise, sont d’une grande beauté onirique et tragique, caractéritique du genre. Je choisis ici quelques extraits qui figurent dans les pièces recueillis par la Talvera, comme ces vers du romance Don Fernando (n° 21 dans le CD, référence probable au frère d’Alphonse V parti à la conquête de l’Afrique du Nord ) :

Logo ali mais adiante

Uma pomba lhe saiu

O cabalo se espantou

Don Fernando se temiu/

Não temas, ó Don Fernando

Não te temas tu de mim

Que eu ja foi a tua amada

Que algum tempo te serbi./

...

- Se tu és a minha amada

Perqué não me beijas, di ?

- Boca com que te beijaba

Já na terra la meti.

Bientôt plus en avant

Une colombe lui apparut

Le cheval s’effraya

Don Fernando prit peur./

‘N’aie pas peur Don Fernando

N’aie pas peur de moi !

J’ai été ta bien-aimée

Qui t’a servi autrefois./

- Si tu es ma bien-aimée

Pourquoi ne m’embrasses-tu pas ?

- La bouche avec laquelle je t’embrassais

Je l’ai déjà mise dans la terre.

Dans le romance éponyme, Don Jorge (n° 38) annonce à sa bien aimée Juliana qu’il va en épouser une autre. Elle l’empoisonne avec un verre de vin :

Deitei-lhe cobrinhas vivas, ai, ai,

Peixinhos de andar nos mar(i)

Deitei-lhe sangue de lagarto

Ai, era lagarto real.

J’y ai mis des serpents vivants

Des poissons de mer

J’y ai mis du sang de lézard

C’était du lézard royal.

Contant la même vengeance par empoisonnement, une autre dit (Alto, alto, cavaleiro, n° 15) :

Jáque me enganaste a mim

Outra não has-de enganar.

Tu m’as déjà trompée moi

Tu ne dois pas en tromper une autre.

Parole féminine, on le voit, comme dans les pièces qui évoquent de tragiques histoires de rapt, telle Dona Inês (n° 35) :

Bieram os homems d’alvas brancas

Fazer negócio à terra

Roubaram a Dona Inês

Por um lado da janela.

Des hommes avec des aubes blanches

Vinrent faire des affaires dans la région

Ils enlevèrent Dona Inês

Par un côté de la fenêtre.

etDona Irene (n° 23) :

Pegou pelas agemas

Ali a (al)gemou

Tirou o punhal/  Ali a matou.

Il l’attrapa par les poignets

Il tira son poignard

Et la tua.

Féminine encore, la voix donnée àDona Ancra(n°40) mariée contre son gré :

A saida da igreja

Pedeu-le a Nossa Senhora :

"Queira Deus que não me logres

Nenhum dia, ninhuma hora."

Láno meio do passeio

Morta ficou caida.

A la sortie de l’église

Elle demanda à la Sainte Vierge :

"Dieu veuille que rien ne m’arrive

en aucun jour, aucune heure"

...

Là-bas au milieu du chemin

Elle tomba morte.

A l’occasion de l’évocation d’un roi tyrannique et cruel qui ne respecte pas les liens sacrés du mariage entre ses sujets, le texte ce charge d’une évidente charge politique (Passiando bai Silbana - Sibana se promène - n° 27) :

Tocan los sinon em Braga

« O meu Deus quem morreria ? »

Respondeu uma criança

O tão linda !

Qu’inda três meses não tinha

« Morreu lo Rei que nos mata

O tão linda !

E a perra da sua filha »

Les cloches sonnent à Braga

« Ô mon Dieu qui est mort ? »

Répondit un enfant

Ô si belle !

Qui n’avait pas trois mois

Répondit : « Il est mort le Roi qui nous tue

Ô si belle !

Et sa chienne de fille ! »

Bref, un livre - CD de la Talvera qui mérite sans nul doute d’être acheté en librairie ou en ligne, à lire et écouter tout l’été durant et plus si affinités.

 

Jean-Pierre Cavaillé

 

vilacha

Vila Chã 2020 photo Cláudia Costa

 

Sur les collectages de la Talvera, voir aussi sur ce même blog :

Daniel Loddo, Memòria del país gresinhòl

Chansonniers des Monts de Lacaune. Armand et Edmond Landes

1 Ce grand monsieur, décédé en 1990, collecteur infatigable du patrimoine musical populaire portugais reste largment inconnu en France, n’ayant même pas son entrée sur wikipedia dans la langue du pays dont il avait la nationalité. Mais voir la notice en portugais ou en mirandés.

2 Voir, d’Anne Caufriez, Le chant du pain: Tras-os-Montes: recherches sur le romanceiro, Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian,1998 ; Romances du Tras-os-Montes: mélodies et poésies, Paris: Centre Culturel Calouste Gulbenkian,1998.

3 Voir à ce sujet l’article de Paulo Gusmão Guedes, « Sonografia da musica mirandesa. Com breves notas e alguma incidência sobre a musica transmontana », in J. F. Meirinhos, Estudo Mirandeses. Balanço e orientações, Porto, Granito, 2000, p. 257-267, téléchargeable ici.

5« nom générique utilisé pour désigner une vieille chanson médiévale européenne aux récits historio-légendaires », Anne Caufriez.

6 Anne Caufriez, « Quelques aspects de la musique vocale mirandaise », in J. F. Meirinhos, Estudo Mirandeses. Balanço e orientações, Porto, Granito, 2000, p. 141-150, téléchargeable ici.

Domingo Raposo, le mirandais en mirandais

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Eimilho Pica, publié par Francisco Pintodans Qua, 2014-01-29

 

 

lhuç de Miranda ; lhuç de Pertual !

 

Afin de compléter le compte-rendu du livre de la Talvera sur le pays mirandais (Miranda do Douro dans la région de Trás-os-Montes), il ne m’a pas pau inutile de donner un exemple de la langue qui s’y trouve parlée, distincte du portugais et du castillan et appartenant au groupe asturo-léonais (voir ici le post où je l’ai déjàprésentéeen 2012). Je ferai d’une pierre deux coups en reproduisant ici, et en traduisant en français, le texte àpropos du mirandais en mirandais qui figure dans le livret de la Talvera. Il a été rédigé par par l’un des acteurs majeurs de la promotion de la langue, Domingo Raposo, longtemps chargé des cours de mirandais au collège (en fait l’Ecole Préparatoire) de Miranda do Douro à partir de 1985, et il a longtemps été l’unique professeur de mirandais, élaborant à luiseul des programmes et une méthode, réunissant les matériaux écrits et oraux disponibles, etc. Raposo est aussi l’une des personnes les plus impliquées dans l’établissement d’une graphie officielle normalisée du mirandais.

Ce texte est certes maintenant ancien, puisque daté de 1995, année de la première parution du travail de la Talvera1. Il ne reflète donc pas la situation et l’état d’esprit d’aujourdhui, mais d’un moment de conquête et d’acquisition d’une dignité linguistique qui, quelques années auparavant, aurait paru utopique. Son ton et son contenu paraîtront sans doute très consensuels et reflètent une idéologie linguistique particulière (à ce titre intéressante d’analyser) où l’affirmation nationale portugaise et la revendication culturelle minoritaire ne font qu’un. Autrement dit, il n’est certes pas à prendre pour argent comptant et, de tout façon, en matière de présentation et de représentation des langues, la neutralitéaxiologique et l’objectivité pure ne sont pas possibles et en véritéà peine concevables.

En deux mots, il faut au moins signaler l’événement le plus marquant pour le statut de la langue qui a eu lieu depuis l’écriture de ce texte.C’est l’adoption, par le parlement portugais, à l’unanimité (230 députés), d’une Loi de reconnaissance des droits linguistiques de la communauté mirandaise en septembre 1998, et promulguée l’année suivante (loi n° 7/99). Mais la constitution du Portugal continue à considérer le pays comme monolingue et le Portugal, comme la France, se refuse toujoursà ratifier la Charte Européenne des Langues Minoritaires. Comme le montrent deux excellent livres sortis la même année 2009, l’un en français de Michel Cahen, l’autre en espagnol d’Aurelia Merlan2, cette unanimité montre que la reconnaissance du mirandais est absolument distincte de toute visée d’autonomie nationale et même régionale. Par contre, elle apporte une bonne image de diversité culturelle au pays de Comões et de Pessoa, en même temps que cette loi répond bien à un exigence d’égalité culturelle de la part d’une population jusque là méprisée pour sa situation sociale et, indissociablement, pour une langue identifiée souvent (encore aujourd’hui) àune très mauvaise forme de portugais, ou au mieux, à une variante de galicien.

Concrètement, les résultats obtenus, s’ils sont importants sur le plan symbolique, semblent cependant maigres d’un point de vue institutionnel, puisque l’enseignement de la langue, qui était déjà initiée, reste optionnelle et sa présence dans les médias est extrêmement limitée. Je vois par exemple que l’un des très rares journaux à publier du mirandais, « La fuolha mirandesa: Un jornal an mirandés »semble s’être éteint en 2009. Les publications de livres se sont accrues, cela est sûr, mais restent modestes (traduction de Camões, d’Astérix et du Petit-Prince et d’une grosse poignée d’oeuvres originales). Aussi, sur ce tout petit territoire 550 km², dans une population de moins de 10 000 locuteurs (7 000 ?), la transmission et la pérennité de la langue ne sont pas évidentes, même si celle-ci semble encore bien présente. Il est souvent dit que sa présence sur internet est remarquable. En effet on trouve d’excellentes vidéo d’introduction, déjà anciennes (voir mon post de 2012, j’ai repéré aussi Conhece o Mirandés? A segunda língua oficial de Portugal, montage vivifiant et drôle de bouts de collectages auprès de personnes âgées de la campagne avec sous-titres en anglais, mis en ligne en 2018 ;Paradela, Miranda do Douro, porté sur le web en 2010 ; une présentation plus sérieuse de la langue, Língua mirandesa, par questions écrites et réponses orales non soustitrées mais on se fait l’oreille, et tel est le but !), des vidéos très bricolées aussi destinées aux enfants… Le mirandais a aussi désormais son Wikipedia, qui compte aujourd’hui dans les 3 800 articles.

Dans un article en ligne de 2007, le linguiste et écrivain Amadeu Ferreira, aujourd’hui disparu, renvoyait àquelques liens d’une « blogosphère » mirandaise, dont Froles mirandesas, aujourd’hui toujours actif, un blog où interviennent plusieurs personnes, très richei de contenu capitalisé, qui donne aussi de très nombreux liens renvoyant àd’autres sites et blogs en et sur le mirandais, mais la plupart, une grande majorité en vérité, sont désormais brisés. C’est une chose que j’ai notée sur plusieurs des quelques sites et blogs que j’ai pu consulter, presque tous les liens sont brisés, et cela bien sûr n’est pas de bonne augure. C’est avec plaisir en tout cas que j’ai pu voir que l’ami Tiégui est toujours en piste (Gambuzinu que ya te'l diç !). Quant à la situation actuelle des pratiques linguistiques en pays mirandais, je n’en peux rien dire, faute d’informations fiables pour cette dernière décennie, hors de la thèse de Alberto Gómez Bautista – une thèse sur la formation des mots en mirandais soutenue à Madrid en 2013 et accessible en ligne– qui se veut, malgré tout, optimiste. J’invite évidemment les personnes informées, mirandaises ou non, à me corriger et à en dire plus.

J. P. C.

 

La Lhengua mirandesa

An tiêrra de mui bônas i ricas tradiçones, nua squinica de l nordeste Pertuês, fala-se ua lhenga cun côrpo gramatical purfeito (fonética, fonologie, morfologie i sintaxe própias) que, sien ser pertuesa, ben de l tiêmpo de la formaçon de Pertual (séclo XII) : yê l mirandês ou lhenga mirandesa. De raiç lhatina (lhatin falado no Norte de la Península eibérica) i fazendo parte de l grupo de ls dialectos lioneses, mantubo-se, anté hoije, por tener bibido a la marge d’aquel grupo lhinguístico i de l paiç a que pertence (acausos de la stória i antrabes geográficos).

An finales de l séclo XIX, zcrebie-la José Leite de Vasconcelos cumo « la lhengua de l campo, de l trabalho, de l lhar, e de l amor antre ls mirandeses. »

Hoije, yê usada no die a die por 15 000 pessonas de las aldies de l cunceilho de Miranda de l Douro i de três de l cuncielho de Bomioso, num spácio de 484 km², al mesmo tiêmpo que alharga la sue anfluência a outras aldies de ls cunceilhos de Bomioso, Mogadouro, Macedo de Cabalheiros i Bergancia.

Spácio pequeinho mas de grande riqueza lhinguística. Nel podemos ancuntrar alguas defréncias quier fonéticas, quier bocabulares de tiêrra pra tiêrra (Mirandês Central ou Normal, MirandêsSetentrional ou Raiano, MirandêsMeridional ou Sendinês) i ber que las pessonas son bilíngues i trilíngues, pus fálan l mirandês, l pertuês i l castelhano.

Ls textos reculhidos, por eisemplo, mostran la ambolhência de traços fonéticos, sintácticos ou bocabulares de las defrentes lhengas i que l pertuês yê mais cantado porque cunsidrado, puls mirandeses, cumo lhenga culta, fidalga, grabe.

 

Tenendo la Lhenga Mirandesa ua fôrte tradiçon oral, passando de pais para filhos al lhongo de ls tiêmpos, solo en 1882, cunJosé Leite de Vasconcelos, eilhustre filólogo, arqueólogo i etnógrafo pertês, ampeçou a ser screbida i ambestigada. (E abre la stória lhiterária mirandesa publicando ua mano chena de poesias sues i de Camões nun lhibrico antitulado Flores Mirandesas ;traduç muitas piêças de Camões ; recuelhe nas aldies de Miranda bárias cuntas, lhonas, lhiêndas, fábulas, refranes, adebinas, cantigas d’amor, graciosas, debotas, etc. ; scribe inda l ansaio O Dialecto Mirandês, cun que ganhou l galhardon de las Sociedades de las Lhenguas Românicas de Montpellier, i ls Studos de Filologie Mirandesa I i II, 1901.

Manuel Sardinha (Traduç poesias de Antero de Quental.) ; Bernardo Fernandes Monteiro (Traduç ls quatro Abangeilhos : San Lhucas, San Marcos, San Mateus i San Joan, quaije totalment einéditos, tenendo Trindade Coelho publicados cachos no Jornal O Repórter, em 1896, i Gonçalves Viana outros na Revista de Educação e Ensino cun texto rebisto por el ; sribe inda textos bários que publica no Jornal O Mirandez. António Maria Mourinho (publica un lhibro de poesias de sue autorie : Nôssa Alma i nôssa Tiêra, 1961 ; i Scoba Frolida An agosto / Lhiênda de Nôssa Sehnora de l Monte de Dues Eigreijas, 1979 ; Ditos Dezideiros, 1955 ; Manuel Preto, Versos Mirandeses, 1993 ; Moisés Pires, Eilementos de Gramática Mirandesa, 1995 ; l Pequeinho Bocabulário Mirandês-Pertuês, 1995), antre outros, seguiran-le ls passos, stando agora la scrita a florecer. Fui drento deste spirito qu’este anhose fizo una Cumbençon Ortografica, anteiramente patrocinada pula Câmera Municipal de Miranda de l Douro i lhebada i ansinar mirandês bien cumo stablecer ua scrita l mais unitária possible i cunsagrar l mirandês cumo lhenga minoritária de Pertual.

L desambolbimento, la bida moderna, la T.V. i las pressones de l pertuês e de l castelhano son peligros que amenáçan l Mirandês nos die d’hoije. Por isso, an sue defesa, se ténen tomado alguas medidas :

- L Ansino Ouficial nas Scolas Preparatorias de l cunceilho de Miranda de l Douro, cumo opçon, zde l anho de 1986-1987, grácias a ua outorizaçon menisterial de 9 de setembro de 1985.

- La publicaçon pula Câmera Municipal de Miranda de l Douro, de bários lhibros subre i an Mirandês.

- La realizaçon,pula Câmera Municipal, d’une festibal de la Cançon i d’un Cuncurso Lhiterário anuales.

- L ou uso an Fiêstas i Celebraçones de la Cidade (Descursos, missa, etc.) i de beç an quando, na amprensa, rádio i tlebison.

- L sou studo por Centros d’ambestigaçon pertueses cumo l Centro de Lhinguistica de la Unibersidade de Lisboa cul projecto Atlas Linguístico de Portugal, i la Unibersidade de Coimbra, que lhebou a cabo o Inquérito Linguistico Boléo.

- Dibulgaçon de meios de comenicaçon.

- Cunfrências, etc.

Ambora inda sin un statuo juidico i sendo scassas las medidas de porteçon i promoçon oufeciales de la Lhenga Mirandesa, l cièrto yê que fruito deste trabalho stá, nos últimos tiêmpos a ser muito badalhada i studada, a rebitalisa-se i a ganhar un statuto d’afirmaçon drento i fôra de la sue region, permetindo mirar cun firmeza un probenir agradable, pus hai bônos andicadores.

 

Cun grande ampôrtancia romanística (pula sue rica stória lhinguística, la suie baliosa fonologie, mais cumplicada que la pertuesa i la castelhana, l sou conserbadorismo… Alguns eisemplos a partir de l lhatim : Manutençon de f inicial : FAME = fame ; palatalisaçon de l’ grupo cl i li : APICULA = abeilha, ALIENU = alheno ; Palatalisaçon de la cunsoante einicial L : LINGUA = lhenga ; Manutençon de las cunsoantes l i n an posiçon antrebocálisa : LUNA = lhuna, ANNU = anho, DAMNU = danho ; ditongaçon de la bogal brebe e an posiçon tónica : FERRU = fiêrro, etc.), afectiba i cultural, ls mirandeses ampéçan yáa tener proua de la sue lhenga, hardança que muito ls honra, destingue i eidentefica.

Na berdade, eilha contiaráa ser pressiba i ancantadora, melidiosa i poética. Cumo diç l Padre Moisés Pires : La Fala sin Eigual, lhuç de Miranda ; lhuç de Pertual !…

Domingo Raposo

Professor de Mirandês na Escola Preparatória de Miranda do Douro, 1995

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La langue mirandaise

Sur une terre de fort bonnes et riches traditions, dans un petit coin du nord-est du Portugal, se parle une langue nantie d’un corps grammatical complet (phonologie, morphologie et syntaxe propres) qui, sans être portugaise, provient de l’époque de la formation du Portugal (XIIe siècle) : il s’agit du mirandais ou langue mirandaise. Elle est de souche latine (latin parlé dans le nord de la péninsule ibérique) et fait partie du groupe des dialectes asturo-léonais (du fait des circonstances historiques et liens géographiques).

À la fin du XIXe siècle, José Leite de Vasconcelos la décrivait comme « la langue des champs, du travail, du foyer et de l’amour entre Mirandais »

Aujourd’hui, elle est utilisée quotidiennement par 15 000 personnes habitant les villages de la municipalité de Miranda do Douro et de trois villages de la municipalité de Bomioso, dans un espace de 484 km², et elle élargit même son influence à d’autres villages des municipalités de Bomioso, Mogadouro, Macedo de Cabalheiros et Bragance.

C’est un espace réduit mais de grande richesse linguistique. Nous pouvons rencontrer, d’un espaceà l’autre, certaines différences soit phonétiques, soit lexicales (mirandais central ou « normal », mirandais septentrional ou « raiano », mirandais méridional ou sendinais) et constater que les gens sont bilingues ou trilingues, puisqu’ils parlent le mirandais, le portugais et le castillan.

Les textes recueillis, par exemple, montrent l’association de traits phonétiques, syntaxiques ou lixicaux des différentes langues en contact et que la portugaise est la plus chantée parce que considérée par les Mirandais, comme une langue cultivée, noble et grave.

 

La langue mirandaise possédant une forte tradition orale se transmettant des parents aux enfants au long des siècles, ce n’est qu’en 1882 que José Leite de Vasconcelos, illustre philologue, archéologue et ethnographe portugais, commença à l’écrire et à l’étudier. Il ouvre d’ailleurs l’histoire littéraire mirandaise publiant une poignée de ses poésies et de Camões dans un petit libre intituléFleurs mirandaises ; il traduit de nombreuses pièces de Camões ; recueille dans les villages de Miranda divers contes, histoires drôles, légendes, fables, refrains, devinettes, chansons d’amour, plaisantes, dévotes, etc. Il écrit aussi l’essai Le dialecte mirandais, par lequel il gagna le prix de la Société des langues romanes de Montpellier, et les Etudes de philologie mirandaise I et II, 1901.

Manuel Sardinha traduit des poésies d’Antero de Quental. Bernardo Fernandes Monteiro a traduit les quatre Évangiles : Luc, Marc, Mathieu et Jean, quasi totalement inédites, si ce n’est quelques extraits publiés par Trindade Coelho dans le Journal O Repórter en 1896 et quelques autres par Gonçalves Viana, après révision du texte, dans la Revista de Educação e Ensino (Revue d’éducation et d’enseignement). Fernandes Monteiro écrit aussi des textes en prose qu’il publie dans le journal O Mirandez. António Maria Mourinho publie un recueil de ses propres poésies : Notre âme et notre terre, 1961 ; Genêts fleuris en août / Légende de Notre Dame du Mont de Duas Igrejas, 1979 ; Proverbes, 1955. Suivront ses pas, entre autres, Manuel Preto, Vers mirandais, 1993 ; Moisés Pires, Éléments de grammaire mirandaise, 1995 ; le Petit vocabulaire mirandais-portugais, 1995, l’écriture en mirandais étant désormais florissanteCe fut dans cet esprit que l’on a cette année même, établi une Convention orthographique, entièrement patronnée par la municipalité de Miranda do Douro et menée à terme par un groupe de linguistes avertis, qui vise àétablir des règles claire pour écrire, lire et enseigner ainsi que d’établir une graphie la plus unitaire possible et consacrer le mirandais langue minoritaire du Portugal.

Le progrès, la vie moderne, la télévision et les pressions du portugais et du castillan sont des menaces qui pèsent sur le mirandais aujourd’hui. C’est pourquoi, un certain nombre de mesures ont été prises pour sa protection :

- L’enseignement officiel dans les écoles (deuxième cycle, 5e-6e année) de la municipalité de Miranda do Douro, en option, depuis l’année 1986-1987, grâce à une autorisation ministérielle de septembre 1985.

- La publication par la municipalité de Miranda do Douro de divers livres sur le mirandais et en mirandais.

- La réalisation par la municipalité d’un festival de la chanson et d’un concours littéraire annuel.

- Son usage lors des fêtes et célébrations de la Ville (discours, messes, etc.) et occasionnellement dans la presse, la radio et la télévision.

- Son étude par les laboratoires de recherche portugais, comme le Centro de lhinguistica (laboratoire de linguistique) de l’université de Lisbonne avec le projet Atlas linguistique du Portugal et l’université de Coimbra qui a menéà bien « L’enquête linguistique Boléo » [grande enquête dialectale par correspondance du nom de son promoteur, le linguiste Manuel de Paiva Boléo, 1904-1992].

- Divulgation dans les médias.

- Conférences, etc.

Bien qu’encore privé de statut juridique et malgré le peu de moyens pour porter et promouvoir la langue mirandaise, les fruits de ce travail sont incontestables ; dans les derniers temps on a beaucoup parlé du mirandais et on l’a beaucoup étudié, il a été réhabilité et a gagné un statut d’affirmation dans sa région et au dehors ; de bons indicateurs permettent d’envisager avec fermeté un avenir positif.

 Le mirandais est d’une grande importance pour les études des langues romanes, du fait de sa riche histoire linguistique et de sa précieuse phonologie, plus complexe que celles du portugais et de lu castillan, son aspect conservateur : maintien du f initial FAME = fame (faim) ; palatalisation du groupe cl et li : APICULA = abeilha (abeille), ALIENU = alheno (étranger) ; palatalisation de la consonne initiale L : LINGUA = lhenga ; maintien des consonnes l et n en position intervocalique : LUNA = lhuna, MALU = malo ; palatalisation des consonnes doubles ll / nn / mn : CASTELLU = castièlo, ANNU = anho, DAMNU = danho ; diphtongaison de la voyelle

 brève et en position tonique : FERRU = fiêrro, etc. Le mirandais a aussi un grande importance affective et culturelle et les Mirandais commencent déjààêtre fiers de leur langue, un héritage qui les honore beaucoup, les distingue et les

identifie.

En vérité, elle continuera àêtre expressive et enchanteresse, mélodieuse et poétique. Comme dit Père Moisés Pires : « La langue sans égale, lumière de Miranda ; lumière du Portugal ! ».

Domingo Raposo

 



Professeur de Mirandais àl’Ecole Préparatoire de Miranda do Douro, 1995.

 

 

Asturllionés_en_Tierra_de_Miranda

 

1 Voir Reis Quarteu, « L Mirandés: Ua Lhéngua Minoritaira an Pertual », in Xavier Frías Conde

et Francesc González i Planas (eds.), De Linguis iberoromanicis (as linguas iberorrománicas perante o século XXI), Romania Minor, 2003.

 

2 Aurelia Merlan, El mirandés: situación sociolingüistica de una lengua minoritaria en la zona fronteriza portugués-española, Uviéu, Academia de la llinga asturiana, 2009 ;Michel Cahen, Le Portugal bilingue. Histoire et droits politiques d’une minorité linguistique : la communauté mirandaise, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.

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